Squatt d’encre rouge

8,00


Squatt d’encre rouge -Éditions Chèvre-feuille étoilée
Squatt d’encre rouge -Éditions Chèvre-feuille étoilée

C’est peu après vous avoir rencontré, cher Jean, et avoir découvert sur votre bibliothèque le caillou coupé en deux contenant dans son ventre la spirale de l’escargot, que Jessica a su qui elle était et qu’elle s’est mise à écrire son histoire.

ISBN : 2914467206 Catégorie :

Description

« C’est peu après vous avoir rencontré, cher Jean, et avoir découvert sur votre bibliothèque le caillou coupé en deux contenant dans son ventre la spirale de l’escargot, que Jessica a su qui elle était et qu’elle s’est mise à écrire son histoire. L’histoire de Squatt d’Encre rouge, qui est aussi celle des êtres errants sans fin au long des méandres de la Cité aujourd’hui en quête d’un regard bienveillant. »

 

Détails du livre

Poids0,46 kg
Dimensions1 × 12 × 17 cm
Public

Ados, Adultes, Seniors

Auteur(e)

Dominique Le Boucher

Editeur

Éditions Chèvre-feuille étoilée

Extrait

L’amante rouge

 Hier. Orange sanguine… grenade… kaki… et pommes de pins… Je n’ai toujours vécu que l’été et ses suites adorables…

L’été parmi ses replis de velours rouges peut-être. Tissus crevés par le vol frondeur des martinets violets. Pour moi l’été a des sauts saccadés d’écureuil roux dans les pins aux craquements de pommes qui allumeront nos feux d’hiver avec des passions d’août ardentes.

Hardies les pommes explosent sous les ongles jongleurs habiles du petit rongeur et sous la pression des tourbillons d’air qui font suer les térébinthes. Les gouttes d’ambre de ce baume vénitien qui sont des perles aux doigts des peintres contiennent chacune autant d’odeurs que mille flacons.

De ces pommes craquantes d’ivresse je fais une provision raisonnable dans un petit sac de toile rouge afin d’attendre les pommes de l’automne. Leurs frangines de senteurs fraîches et de chair acide nourrissant ma nostalgie et mon désir des premiers bouquets de mai. Il faut dépasser les frissons d’automne et pommes alourdissant les vergers pour jouir des retrouvailles avec les printemps futurs.

Cela se passait il y a cinq ans déjà alors que je venais de rouler du haut jusqu’en bas d’une pente picorée d’aiguilles de pins à l’odeur de miels résineux dont j’aurais voulu que tout mon corps s’éprenne. J’avais atterri porc-épic au milieu du cercle d’une clairière où les pierres couchées formaient un repère convenant à un rendez-vous de sorcières. Des abeilles brunes tombaient comme des améthystes au cœur des fleurs endormies. Abrutie de chaleur et de parfums je restais immobile les jambes repliées devant moi telle une déesse sauvage sculptée à l’intérieur d’un tronc par des génies farceurs.

C’est alors que ça s’est produit. Une bande d’écureuils rouges sans vergogne et sans peur est descendue avec la vivacité d’une flammèche aux pattes multiples et s’est emparée de la clairière. Aussitôt les pommes de pins se sont mises à craquer et il n’y a plus eu qu’un élancement de mains sur les tambours d’écorces dans le ventre de la forêt.

Cela se passait il y a cinq ans déjà et je ne bougeais pas car le spectacle était extra et j’entendais participer de tout mon corps à cette cérémonie d’épousailles entre les déesses de la terre ocre à croquer et celles de l’air qui folletaient à leur rencontre. C’est à ce moment qu’un de ces petits diables rouquins me prenant sans doute pour une souche enracinée là propice à une provision de graines séchées oubliées l’autre été a commencé à escalader tranquille mes sandales. Tout son être s’agitait léger comme une étincelle évadée d’une lanterne. Parvenu en haut de mes genoux sans me savoir en dessous de lui il a inspecté mes mains vides qui sentaient encore le thym et déçu il est redescendu par le même chemin.

Il avait eu le temps de me laisser en passant la caresse dorée de la fourrure de l’été et l’éclair fuyant des créatures du vent.

Cela se passait il y a cinq ans déjà. Déjà il y a cinq ans je n’écrivais que pour mon amante rouge. Ma fiancée tamisée dans mes trous d’eaux. Mon fruit défendu qui a fondu sur mon corps grenade séparé et l’a fendu sans éclats de voix. Il n’y a pas eu de pépins. Ni de plomb dans l’aile des songes allumés de ce temps-là. Ils folletaient aussi comme mon petit frère écureuil. Juste une graine de folie salant l’entaille faite au poignet de la vie.

Cela se jouait il y a cinq ans déjà alors que les roses avaient laissé quelques jardiniers en souffrance. Et les jardins se brisaient en moi tel un crépuscule ayant égaré le jour. Il y a cinq ans je n’écrivais toujours que pour mon amante solitaire. De l’aurore à l’ombre d’ambre mon amante solitudaire errait en rond autour de ma peau. Nos jeux envolaient la chandelle pendant qu’elle me tournait tournesol la tête. Je mettais mes mots dans les siens afin de ne pas me perdre à mourir sur le pas de ses portes océanes.

Cela se tramait le long des fils d’horizon orangés. De grands feux marins me gardaient de m’aventurer au-delà de ce temps-là. Et des langoureux tams-tams des naufrageurs. Mon île-diamant. Je la traquais bleuissante sur ses trottoirs où elle chaloupe sa cargaison de mangues et de citrons verts entre les dents.

Il y a cinq ans je pensais mouette à mort que je ne pouvais vraiment rien pour moi-même. Or. Voilà que j’étais bien avant ma présence dans le jardin hantée et désorientée par mon Orient de santal et de myrte. J’étais éprise d’une lancinance voyageuse par poignées d’odeurs. Et odeurs étaient au-delà de ce temps-là mes poudres d’or riant sans retenue au fond de mon corps coffre de bruyère immergé. Mon amante rouge au centre exact de la clairière veillait.

Des pommes de pins de mes étés aux pommes d’automne de mes vergers il n’y avait qu’un pas d’enfance à franchir. Mon verger d’enfance portait le nom de Pommiers. A cause des troncs rugueux auxquels mes mains désirant hisser mon corps maladroit vers le ciel où je me voyais devenir la trapéziste qui ose lâcher la barre s’agrippaient plus souvent qu’aux troncs lisses des cerisiers qui l’habitaient aussi. J’ai cru toujours enfant que c’était moi qui l’avais nommé. Mon amour cerise prendrait forme à l’adolescence. Mon amour… le fruit de la perte commune que nous serons si peu à savoir. Comme-une cerise.

Alors oser lâcher la barre de la vie d’en bas et son navire d’angoisses ça avait le goût des reinettes juste avant leur repli dans les greniers. Le verger était entouré de sapins vigilants dont les bras pendants me prenaient sans hésiter sous leur pelisse froide et m’aidaient à me jeter par-dessus le talus. Rouler comme une pomme mûre dans le creux vert où l’inattendu se déguise en hiver.

Qui m’a pris le verger et ses sapins avec des griffes dures sans y songer ?

Oracle avait prédit de première main bien avant ma présence parmi les arbres du jardin que je demeurerais épave de navire étendue sur des lits d’onyx aux draps de sables bleus mouvants. Mes pieds entravés dans ma chevelure d’algues dénouée. Mon trésor emprisonné dans le calice de mes désordres anciens ne ferait parfum que lorsque mon corps referait surface et cesserait de s’enclore à l’intérieur du palais de nacre des huîtres. Mes plongeuses hermaphrodites qui me sauvaient sauvagement un sexe deux fois mien. Fruit ou coquillage ça n’est pas un choix facile ! Alors j’ai décidé d’être l’une après l’autre afin de ne pas m’être méconnue.

Mais d’abord… revenons à mon corps à l’intérieur du palais d’huîtres. Leur chant se coulait entre les voix graves des sirènes qui invoquaient l’ouverture des portes terrestres. Elles avaient un charme fou que les ouvriers et les marins reconnaissaient de loin. En se trompant elles-mêmes et en s’engloutissant et se déglutissant encore plus profondément… en s’auto-dévorant jusqu’à l’ultra-son qui les saignait aux quatre veines elles les envoûtaient. Ils échangeaient leur vie contre des coffres-forts grisonnants aux angles droits dont ils ne déchiffraient la combinaison inscrite en faux sur leurs ardoises d’écoliers avides que le jour de leur mort. Seule et dorée la rondeur des fours à pains aurait pu insinuer en eux des doutes olfactifs. Mais ils se pensaient vrais et purs comme des perles.

Il y a cinq ans déjà que j’ai refait en arrière la trajectoire qui m’emportait loin du verger. Kaki me revient aux lèvres tel le prénom d’un gamin algérien jouant avec moi parmi les débris sans guerre ni terre du jardin. Le jardin vague aux bris d’hiver qui nous pendaient des gouttières en poignards de verre. Nos gouttières zinguées devenaient gargouilles et nous étions leurs chevaliers. Le-jardin-sans qui ne pouvait se vanter ni de lilas ni de pommiers avait des cageots de fruits étrangers au museau étoilé. Des fruits privés de papiers d’identité. D’où venaient-ils ?

Comment avais-je effectué la traversée de terre jusqu’à s’en-terre avec le petit sac rouge raisonnablement posé entre mes pieds dans le wagon qui exportait les paysans vers la Cité cendrée ? Ces fruits avaient une particularité c’est qu’il fallait les manger une fois Gelée entrée en eux faire son trou comme nos prunelles noires. Je n’avais pas eu le temps d’oser que les lance-pierres me griffaient aux jambes de cuisantes colères. Kaki posait sur mes chevilles des emplâtres de boue rose et de fruits gluants de salive. Sa main serrant la mienne nous passions le seuil de la nouvelle ère des vergers de fer.

Lorsque j’ouvrais le petit sac de toile rouge pour livrer à nos feux secrets les pommes de pins de l’été je sacrifiais au rite de notre délivrance.

Il y a cinq ans je naufrageais mon corps galère et ses rameurs. Ils avaient le poitrail luisant et cuivré des hommes qui m’ont habitée esclave quand ne m’aimant pas j’ai cru amants les aimer. Je noyais ses rameurs ou plutôt ses rats-morts car il y en avait plein sa cale qui puait à ras-bord et jusqu’au fond de ma litière de femme louve et ses voix d’eaux. Je me coulais sur les hauts-fonds bandés fermes tels les glaïeuls bleus engloutis de la ville d’Ys.

Ys me revenait à la vue comme autant de désirs vert iguane. Mes très grandes caravanes d’iguanes grimpant les pentes limpides et inachevées. Mes chevalières. Ys me resurgissait avec ses sanglots utérins et ses servantes aux lèvres grenadines me débarrassant de mes peaux mortes et peignant de leurs longs doigts mes fourrures. Ys sortie enfant fille et fleur de toutes terres que je n’aurais pu naître de mon utérus. Elle me préparait une hystérie intra-muros avec ses premières dents. Me couvait un œuf de signes ignorés.

Elle a commencé par s’attaquer courageusement au creux de mes paumes mais le sable y était à son comble et roses de sable ne la comblaient pas. Alors elle s’est installée à mon poignet droit telle la forme hélicoïdale d’un bouton de rose frais encore fermé sur ses nuits et leurs contes nus. Ainsi m’a-t-elle marquée de son sceau cylindre d’agate car elle était bien plus ancienne encore en moi que je ne le croyais. Et je n’ai eu qu’à dérouler lune après lune sa fleur dans mon argile fraîche pour me lire et m’élire reine de son jardin secret.

Nidaba déesse des moissons et de l’écriture puisque nourrir et écrire sont nos deux sexes inséparés. Nos dessous de l’huître nés. Bienvenue afin de nous récrire sur les tablettes de l’été. Nous récrire amantes rouges bien aimées.

D’Ys à Sumer j’assume mes deux mères comme un long désir sous-marin sortant au jour dans ma chambre de lumière. Et reposant telle une solitaire endiamantée sa tête vermeille sur ses oreillers de velours noirs.

D’oranges à grenades la saison est trop dure aux enfants du-jardin-sans. Les vieillards qui m’ont volé le verger n’imaginaient pas qu’il s’arrondirait en moi et que fruit il éclaterait ses grains de mots d’acier. Sanguine la perte des cerises n’a pas été un drame pour les rentiers. Pas même une épopée. Elle s’est passée sans qu’on y pense au moment où nous étions écartelés d’adolescence. Sur les nappes de mai qu’on ne met jamais plus dans les jardins ouvriers ont roulé des petits pépins roses semblables à des ongles nacrés. Grenades ou cerises. Roses il fallait oser les arracher des branches. Eux les vieillards et les rentiers ils ont osé.

Orange sanguine… grenade… kaki… et pommes de pins… Je n’ai toujours vécu que l’été et ses suites adorables…

Demain.

C’était un jour sur le trottoir jaloux de ma vie en passant par là. Un jour en passant devant l’épicerie arabe du Boulevard que je connais où les fruits sommeillent mais où je n’entre jamais je remarquais une petite fille assise qui regardait grave les gens qui passaient par-ci par-là. Une petite fille avec de longs cheveux frisés frissonnants frivoles de vent autour d’elle et des boucles d’oreilles dorées de souveraine des pavés.

Les pavés riaient en cœur juste à côté et moi je passais par là en passant sans y penser. Car j’allais passer en caressant la rose que j’avais mise dans ma poche ce matin pour partager ma solitude d’une main. Alors sans que la rue ni qui que ce soit s’en soucie elle a relevé ses jambes d’enfance nue afin de les saisir à deux mains comme on joue avec des balles ou des oiseaux. Et le vent qui auparavant n’avait rien dit de plus ni de moins que les autres passants déjà passés en regardant leurs pieds écraser sans le voir le rire des pavés a soulevé en s’amusant sa jupe rouge sang tel un cerf-volant.

C’était un jour de vent sur le trottoir de ma vie et j’ai vu un corps d’enfant-femme battre des ailes légèrement à la course le vent vivant hirondelle. Et j’ai vu sa peau fine pas encore couverte de plum’s tressaillir sous mes lèvres lui murmurant :  » Te voici.  » Et j’ai vu mon ventre qui n’avait jamais été rond devenir balle rouge orange bondir vers elle et s’envoler. Et j’ai vu mes deux mains aussi se rouler en boule dans les fruits devant lesquels elle attendait que sa vie s’arrête et lui sourie à tue-tête.

Mais aussitôt d’un geste plus vieux que le vieillard malfaisant du temps elle a serré ses cuisses comme des poings et replié ses bras d’ailes autour de ses genoux nus. A rompu le charme envoûtant du vent parmi ses cheveux frivoles marchant volant sur ses boucles folles de ses pieds d’or face aux pavés qui riaient de plus belle.

Cela se passait il y a cinq ans déjà au cours d’une cérémonie d’été. Une petite fille au bord du trottoir de ma vie avait honte de mon regard sur son corps d’infante grenade qui poussait par là.

Je me disais que j’allais passer sans m’arrêter malgré la complicité de nos deux mains pour ne pas lui faire peur et ne pas lui faire mal au milieu de sa rue sans passé. Ne pas l’effaroucher en cachant mes pas dans les siens. Ne pas lui faire mauvais sang en lui racontant l’histoire d’Ys et de sa reine d’eaux dessous nageant à l’envers de sa joie. L’histoire qui nous était arrivée il y a longtemps déjà alors qu’elle ne vivait pas encore au creux de ma mémoire cerf-volant.

En passant devant l’épicerie arabe du Boulevard que je connais mais où je n’entre jamais j’ai senti la griffure des deux grands yeux noirs d’une petite fille assise qui regardait les gens qui passaient par-ci par-là. J’ai senti ses deux yeux se frayant en moi deux trous rouge sang jusqu’au cœur afin d’y mourir sans frayeur et sans histoire.

Alors je me suis approchée d’elle jour après jour et j’ai dit doucement en évitant de la toucher parce qu’elle avait les ailes trop longues pour se poser sur le sol gris et qu’elle risquait de se froisser au bout de mes doigts malhabiles. J’ai dit :  » N’oublie pas que tu es belle et que tu sais voler.  » Et j’ai sorti la rose que j’avais mise ce matin au fond de ma poche pour caresser ma solitude qui était en train de s’ouvrir écarlate comme un baiser.

Heureusement que j’avais retiré les épines ce matin j’ai pensé pendant qu’à l’intérieur de mon ventre il se préparait un gros pain rond cuit juste à point. Car elle a serré la rose dans ses deux mains et ensuite sous sa robe elle l’a mise contre ses seins pelotonnés qui n’existaient pas déjà en ce temps-là. Et elle a laissé le cerf-volant entre ses jambes jouer avec le rire des pavés qui lui est follement remonté aux lèvres et les a gonflées de rosée rouge.

Rêveuse elle a répété la phrase qui lui causait tant de plaisir à dire tout bas :  » Que je suis belle et que je sais voler.  » Et la rose à peine entre-ouverte entre ses seins a poussé un soupir de joie dans le jardin jaloux de son enfance.

Cela se passait il y a cinq ans déjà devant une épicerie arabe que je connais et maintenant partout où je vais sur la terre elle est là qui regarde les passants passer par-ci par-là. La rose qui était à peine ouverte ce matin a pris le temps du bout des lèvres comme il vient et soulève sa robe fendue jusqu’aux rêves des grenades.

Le vent lui rit dans le cou quand elle enlève un à un ses sous-vêtements de soie et ses bas devant le nez ébahi de ses amants marins qu’elle délivre de leurs aveux silencieux. Elle est là et elle y sera demain quand je n’y serai pas semblable à un gros pain rond posé chaque matin sur l’horizon apaisé où s’appellent des cygnes noirs.

Une petite fille assise quelque part sur le trottoir de ma vie s’encrapule à faire solitaire et cerf-volant en regardant passer les passants son affaire et sa fête au soleil levant.

Aujourd’hui.

Orange sanguine… grenade… kaki… et pommes de pins…

C’était la première fois. La première fois que j’étais à nouveau un fruit naissant au cœur d’un été sucré. Que j’étais un nouveau fruit affolé de son poids trop léger peut-être pour la main qui le prendrait. Fruit de mon affolement ma grenade grandissait sans faute. Elle avait fait fleur quatre mois auparavant elle n’allait pas en rester là.

C’étaient les premiers moments de peur légère depuis que j’avais pris le parti de revenir et tenter de vivre dans la Cité des hommes. Et j’apprécie seulement aujourd’hui combien en dépit de mes multiples fructifications… séchages… et mutations d’odeurs au gré des greniers je n’y voyais partout que des hommes alors qu’il y avait tant d’arbres s’étirant autour de moi. Mais les êtres féminins m’échappaient par leur proximité même.

C’était la première fois depuis l’enfance fortuite que j’entrais en été comme un ballon rouge. Une montgolfière emportant avec elle sa nacelle d’osier remplie de grands tournesols.

C’était la première fois que je reconnaissais le visage annoncé de la joie pure. J’avais retrouvé la trajectoire des abeilles en direction de la colline. J’avais retrouvé le souffle chaud acidulé des vents sur ma peau de jeune fruit. J’avais retrouvé le plaisir de ma chair crépitant de tensions autour de mon âme immobile. J’avais senti l’âme de la terre s’approcher du cœur du Bunker asséché.

Il y avait plusieurs mois maintenant ou plusieurs siècles parce qu’aussi peu de tant ne se comptait pas que j’avais connu les arbres et tous les êtres de vie comme des créatures de mon sexe. Ou plutôt que je m’étais mise à leur merci d’être.

Parce que j’étais embrasée d’un besoin vital de sentir mon corps tressaillir et se former sans cesse j’avais cherché les parcs et les jardins cachés. Parce que pour habiter une telle joie il me fallait avoir la certitude des abeilles. Même si je ne suis plus désormais qu’une femme dont le sang bat au rythme du Bunker j’ai bien connu la trajectoire des abeilles entre nous. Elles nous ont accompagnés tant que nous avons cru à nos vergers.

Maintenant que je ne suis que  » je  » j’ai jeté à la poubelle toutes les choses qui me pesaient lourd. C’étaient des choses qui étaient  » nous  » dans le mauvais sens. Des choses de nourriture et d’héritage ancien. Et pour ne pas que nous s’en prenne à moi je leur ai annoncé aussitôt que j’étais un fruit immangeable et déjà mangé par les vers avant de parvenir à plénitude. Je ne voulais pas qu’ils mettent la main sur mes moissons d’abeilles. Mon écorce n’avait pas force de repousser leur poussée de doigts couteaux contre ma porte de paille. Ce n’était pas encore le temps des lourdes ardoises. Ils pourraient facilement m’antrer. Me visiter. M’inviter à vider les lieux où je me croyais m’être de moi éprise. Me griffer… piquer… agripper… ma peau douce au-dessous du nombril où la brise caresse.

Je ne voulais pour rien au monde peau céder. Car c’est par la peau qu’on sent s’ouvrir les lèvres sur la morsure bien aimée dans le cou. Et on ne possède que son silence au moment du grand feu. Le grand feu envoûte la bouche d’abord en l’empêchant de murmurer l’aveu que l’arbre pris par les souffles tièdes sait laisser planer parmi les plum’s des oiseaux brumeux. Et les mots ne feraient que retirer aux corps la brève beauté de leur naissance fruitée.

C’est parce que les choses n’ont jamais vraiment compté à mes yeux que j’ai pu les jeter. Les poubelles de plastique vertes sont là pour ça. Elles ont un vide terrible à remplir. C’étaient des choses d’usure qui habitaient chez moi à la manière des personnages très familiers du guignol à côté des balançoires de bois vert. Elles m’étaient attachées comme les poupées aux mains du vieux bonhomme que nous croisions parfois dans le parc. C’est lorsque j’ai appris que le ventre caché des arbres était creux pareil au mien et qu’ils nourrissaient des essaims d’abeilles en leur sein que j’ai pu les prendre et les empiler à l’intérieur du gros sac de toile rouge. Et les jeter.

C’est ainsi que dans l’espace tout petit de ma vie j’ai fait la plus grande place que j’ai pu pour l’accueillir. Mais d’abord elle n’est pas venue parce que ce n’était pas encore l’été. Et elle ne pouvait venir que l’été avec sa parure d’abeilles. Chaque jour en essayant de reprendre terre en compagnie de Gaïa ma mère au milieu du Bunker je me disais qu’il n’est pas facile de naître dans une faim d’été. Tout en ayant des tendances cerises très accentuées. Je leur envie surtout leur possibilité de se pendre aux oreilles car c’est aux oreilles que va ma préférence sans hésiter. J’adore les lécher… les mordiller… les envelopper comme une vague de mer son coquillage.

Leur goût sur ma langue m’émeut et me livre malgré moi tel un chat ivre à l’image du coquillage de sang couché sur un petit carré de tissu blanc. Tous ceux qui se sont posé la question du coquillage sans l’issue fruitée à la fin y ont laissé la fleur de l’âme. Au moment même où j’avais tant de crainte d’être trouvée trop légère je songeais à Rimb’ qui n’avait voulu être qu’un nageur volant et avait traqué en Orient son fruit. La question coquillage qui s’imposait à lui était du genre : comment se donner corps et âme à la fiancée dont les bras bleus infinis ressemblent tant à la mer ? Et la réponse l’a trouvé tout petit blotti… recroquevillé dans la forme première de la coquille retourné :  » O que j’aille à la mer !  » Et il y est allé et la mer l’a mangé.

Qu’aurais-je fait si j’avais moi… fille reçu cet horrible présent ? Cette oreille d’un homme au regard de renard rouge à moitié dévoré d’un côté par ses poursuivants anthropophages ?

Il me semble que j’aurais déposé le trophée vermeil entre deux cailloux blancs sur la terre jaune de grand feu en juste soleil plein. En plein ventre du soleil. En plein soleil je l’aurai posé sur le sexe de Gaïa la terre comme un enfant anciennement né et ayant subi toutes ces mutations d’être pour n’être pas encore aimé. Et j’aurais dit à la terre :  » Mange !  » Et j’aurais appuyé la tête de l’homme contre mes seins afin qu’il s’endorme apaisé au large de son corps dévoré.

Ma préférence va sans hésiter aux cerises qui m’autorisent à ne savoir compter que jusqu’à douze. C’est en Mai que j’ai commencé à me demander avec angoisse comment elle allait faire pour retrouver ma trace. Car j’avais changé maintes fois d’arbres depuis mon premier fruit. Mais je n’avais été infidèle qu’afin de mieux me préparer pour nos noces chaque été. Et j’avais bien trop faim d’elle pour attendre maturité sans bouger. Car chaque été je l’attendais dans la sécheresse du cœur du Bunker en ignorant que l’attendre était déjà m’étendre à côté d’elle au creux de son grand lit ouvert. Et en nouant mes bras autour de son cou long et fin paré de colliers de couleur je l’attirais à moi et pénétrais en elle jusqu’à ne plus sentir que la délicieuse douceur de sa brûlure dans mon ventre sanguine.

Quand je me suis étirée le corps couvert de gouttes roses de sueur je l’ai vue mon amante rouge passant sa tête de femme soleil aux boucles ébouriffées par la fenêtre et malicieuse se moquant :

– Alors… tu dors encore… il est midi et je suis entrée en grand feu depuis longtemps…

– Mais… tu sais bien que je n’ai jamais pu me lever de bonne heure…

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