Description
Carte blanche à Cécile Oumhani
Tant de tendresses, tant de rejets, tant de haines, tant d’amour et de pardons, tant de mots qui enfin se libèrent du silence et viennent, furtivement, déposer leur mémoire au fil de ces pages. Les émotions assemblées dans ce numéro sont celles que ressentent les femmes quand elles parlent de leur père.
Il y a sept ans, pour annoncer la création des éditions Chèvre-feuille étoilée, nous avions conçu un petit évènement dans une librairie de Montpellier.
Trois jours plus tôt mon père avait été hospitalisé dans le Nord à la suite d’une chute. Il savait, lui qui passait tant de temps à écrire et mettre en page ses textes sur son ordinateur, combien cette nouvelle aventure comptait pour moi.« Sa passion le maintient debout contre toute attente » disait son cardiologue. Mais, ironie du sort, c’est une hémorragie cérébrale qui le terrassait. Appelée par ma mère, je savais sa lutte entre vie et mort. Par téléphone je lui demandais de m’attendre. « Oui » m’avait-il dit et… « Bonne lecture ! ». Mais il n’a pas pu tenir cette promesse et de nombreux amis sont venus célébrer la naissance des éditions en écoutant avec émotion cette lecture que je dédiais publiquement « À mon père ».
Depui s j’ai parfois douté de mon choix, non pas celui de la création des éditions, source de beaucoup de joies au-delà des nombreuses difficultés, mais de ce choix de ne pas annuler l’événement pour me rendre à son chevet et arriver avant la fin, recueillir son dernier souffle. Souvent les dernières paroles depart et d’autre sont des paroles de pardon et là, pas de regrets car nous le savions prononcées lui et moi de son vivant. Mais, peut-être avait-il quelque chose d’essentiel à me dire, quelque chose que je ne saurai jamais…
Les rapports père-fille sont souvent très complexes, les miens l’étaient particulièrement et cela n’est pas étranger à cette aventure d’édition dont le but premier est de donner la parole aux femmes. Pour créer un lien entre nous toutes, nous avons privilégié cet espace qu’est la revue « étoiles d’encre » et nous avons inauguré le premier numéro par le thème de la mère, la source suprême. Aldo Naouri termine son livre « Les filles et leurs mères » en affirmant que face à la violence des rapports mère-fille, les pères sont des éléments régulateurs indispensables. Est-ce étonnant qu’il ait fallu passer par douze thèmes avant d’ouvrir l’autre volet de nos origines ?
Quand les filles parlent de leur mère, c’est parfois très douloureux ; quand elles parlent de leur père, ça ne l’est pas moins. Pères mythiques, pères étrangers,pères absents, pères tout puissants, pères destructeurs, pères détruits par lavie, pères incestueux, pères aimants… Voilà les différentes figures de père qu’évoquent celles qui ont accepté de se livrer dans ce numéro.
Clins d’œil à l’enfance, les souvenirs remontent à la surface avec sourire ou douleur mais douceur aussi. Pas de faux-semblants, mais pas de haine… Est-il plus facile pour nous de devenir adultes face à nos pères ?
Et comme décidément nous n’en avons pas fini avec les pères – et tant mieux ! -les éditions préparent pour février 2007 un ouvrage dirigé par Leïla Sebbar et coordonné par Behja Traversac dont le titre est… Mon père ! En lien avec le Maghreb, des femmes écrivaines, chercheuses, universitaires, sociologues, historiennes, psychiatres, psychologues… ayant déjà publié des livres racontent leur père. Le père biologique, un père né ou élevé dans un pays du Maghreb dans la culture musulmane ou juive ou chrétienne ou laïque.
Marie-Noël Arras
De vous à nous
Edito Marie-Noël Arras
Peupler de noms le silence Maïssa Bey
Carte blanche à… Cécile Oumhani :
Aussi loin que les étoiles
Promenade à Prague
Une artiste à Etoiles d’encre :Chantal Roux
Je cherche à peindre » l’intérieur » des gens, entretien avec M.N.Arras
ChantalRoux par Anne Poiré
L’œuf unique – extrait de livre
Forum
Conte du nom du père Marie-Catherine Mas
De vive voix :
Les mots et l’amour entretien Ghislaine Nasr- Behja Traversac
Variations sur le père :
Mémoire de père Samira Negrouche
Bribes de mon père Marthe Kalifa
Des gâteaux pour papa Olivia Villon
L’étranger Michèle Bayar
Le retour du père Marie-Joëlle Rupp
J’ai fait la guerre à mon père Marie-LydieJoffre
DécembreCatherine Rossi
La fille des deux mondes Rafia Mazari
Une petite âme Geneviève Roch
Mon papa, mon vouvasse Farida Moussaoui
Devenir père Pascale Bulteau
L’enfant innommé Behja Traversac
Complet croisé Dominique Godfard
Le présent avec sa petitesse et sa grandeur SoniaRistic
LamentoCarole Menahem-Lilin
Pour qui fleurit l’amandier Anne Lanta
Ce jour-là Marie-Noël Arras
Du côté de l’enfance :
J’avais douze ans Ourida Nemmiche
Mes pairs Maïssa Bey
Journal de mes Algéries en France :Leïla Sebbar
La clé sous la porte :
OublierKatmandou Andrée Job Querzola
Je suis pleine de signes Comasia Aquaro
Entre nous :
Lettre à Martine Jocelyne Carmichael
Martine, notre amie Etoiles d’encre
Lettre d’amour à mon père Anne Lanta
Une si violente absence Michèle-Alex Blésés
Papa Gisèle Seymandi
Mon cher papa Michèle Juan I Cortada
Il aurait suffi d’un mot Téma Bey
Outre-mer, vers l’autre père Aïcha Kerfah
Il faut que je te dise Dalila Nadjem
À livres ouverts :
La notion du père, géniteur et inspirateur Nassira Belloula
Pères en textes – Médias et Littérature sous la dir. de C. C. Achour
Les mardis littéraires par Dominique Godfard
Célébrations intimes de S. L. Crohem par DominiqueGodfard
La seule vérité par Rafik Darragi
Nouvelles parutions
Partages :
Atelier d’Ecriture à Sidi-Bel-Abbès
Impressions d’un passant blasé
Échanges
Biographies :
Poèmes : Les poèmes des entrées de rubrique ainsi que ceux qui ne sont pas signalés dans ce sommaire sont tous de Monique Fois
Illustrations : Chantal Roux ; Marie-Lydie Joffre ; SébastienPignon ; Emmanuel Letellier ; Angela Biancofiore ; photos : collections privées.
Aussi loin que les étoiles…
Cécile Oumhani
Les étés sentent le foin et les champs du soir y sont bleus comme le rêve. Ils n’auront pas de fin et la nuit est seulement le prélude de l’aube. J’ouvre les volets de ma chambre, tard dans le noir, pour ne pas dormir au-delà des premières lueurs du jour. Il y aura toujours un lendemain et le bonheur renouvelé de la blancheur qui inonde ma chambre.
Mon père me parle de la terre et du ciel. Il me raconte ce qui sommeille sous nos pieds ,très loin dans des lits de pierre. J’ai vu l’empreinte de coquillages vieux de millions d’années. Il me montre la mer dont les vagues couvraient la vallée verdoyante où nous marchons. Je lui demande quand elle est partie, pourquoi elle est partie et si elle reviendra. Il répond à chaque question. Et j’entends dans sa voix combien d’énigmes se logent dans ce qui nous entoure. Je devine l’infini derrière le silence qui suit ses On ne sait pas, on ne saura sans doute jamais. Nous poursuivons notre marche, parce que son pas me dit qu’il y a toujours autre chose, plus loin, là où nous ne voyons pas, même si on ne sait pas.
Mon père me parle du ciel et de la terre. Il nomme ce qui brille là-bas dans le voile de tulle qui enveloppe la nuit. Il me raconte des étoiles qui brillent, mais qui sont mortes il y a des millions d’années. Je lui demande quand elles sont mortes, et qu’est-ce que c’est qu’une étoile morte. Sur les enveloppes, j’écris mon adresse, le numéro, la rue, la ville, le pays, Europe et enfin« terre » en grandes lettres. Dois-je y rajouter« univers » et peut-être souligner les majuscules d’imprimerie de deux traits, parce que l’univers, c’est tellement plus grand que la terre ? Nous continuons notre promenade à travers le ciel. Verrai-je un jour une étoile filante ou même une comète ? Il faut de la chance.Peut-être… Je scrute la nuit très haut au-dessus de nous. Nous restons là des heures, parce que c’est si beau et puis parce qu’il y a ces noms qu’il m’apprend, Bételgeuse, Orion, Altaïr…
Le dimanche, il part tôt le matin creuser la terre à la périphérie de la ville. Il porte de grandes bottes noires en caoutchouc. Je mets des bottes rouges et je le suis dans la rue déserte. Il y a un village gallo-romain enfoui là où on s’apprête à construire ce qu’on appellera plus tard des grands ensembles. Ils s’élanceront vers le ciel et les gens qui habitent d’étroites ruelles dans la vieille ville viendront s’y installer. Ils auront le chauffage central et des salles de bain. Mon père creuse le sol. Je creuse avec lui. Nous arrivons bientôt à de grosses pierres blanchâtres. Ces sont les restes d’une maison. J’essaie de me représenter ce qu’elle était, avec son toit, sa porte et ses ouvertures. Des journées entières, je gratte la terre poudreuse sous le soleil, gluante et élastique quand il pleut, fascinée par les éclats de poterie qui apparaissent, les épingles en os, les coquilles d’œufs et d’huîtres aussi. Parce que les Gallo-romains mangeaient des huîtres, remontées dans des filets le long des rivières depuis les bords de mer. Les tessons sont noirs ou ocre rouge. Mon père me dit que ces fragments roux et vernissés, c’est de la poterie sigillée. Je lui demande si on pourrait trouver un vase qui serait resté intact. Il faut de la chance. Peut-être… Je continue de fouiller le sol avec lui, émerveillée parfois par un clou que ronge la rouille, une pièce de monnaie à côté d’une tirelire cassée… Des enfants vivaient donc là. Étaient-ce des enfants qui glissaient ces ses terces dans leurs tirelires faites d’une poterie blanche, rugueuse, rudimentaire ? Ou des adultes peut-être ? On ne sait pas, on ne saura sans doute jamais… Peu à peu le passé investit les heures de notre vie, le jour et la nuit. Quand je dors, je rêve que je vis dans cette maison, qu’elle est intacte et que ses habitants sont revenus. Je ne peux distinguer les traits de ceux qui s’affairent autour de moi, mais ils me sont curieusement familiers. Des silhouettes furtives dans un lieu habillé par le rêve de ce qu’il fut peut-être, autrefois, il y a très longtemps.
Mon père a découvert une sculpture en bronze, un jour où j’étais à l’école. Elle est couverte de vert-de-gris. Le petit visage est fin et bien dessiné. Je ne peux détacher mon regard du menton pointu et décidé. Les yeux de métal semblent sonder ce passé perdu et je voudrais les suivre, les accompagner là où ils vont, très loin au-delà de ce que mon père peut connaître. On ne sait pas.Au-dessus des mèches ondulées, il y a un diadème qui ressemble à un croissant.Alors c’était une reine ? Non, sans doute une déesse.
Au plein de l’été, nous allons nager dans la Marne. De longues herbes vertes caressent mes jambes dans l’onde, tandis que ma mère encourage mes premiers mouvements en apesanteur. Larivière, c’est le royaume de ma mère. J’aime son maillot de bain framboise qui fait ressortir son teint très clair. Mon père ne se baigne pas. Il préfère se promener sur les berges, en quête de nouvelles découvertes. Verra-t-il un héron cendré ou reviendra-t-il avec le récit d’un chant d’oiseau qu’il n’a pu identifier ? J’aime la baignade et puis le gazon frais où ma mère amène des salades de légumes à la provençale, que nous mangeons lorsque les rayons du soleil s’allongent peu à peu et caressent le sol. Je sais que la nuit sera tombée quand nous repartirons dans la Dauphine blanche, mais ce moment flotte pour moi quelque part à un horizon d’éternité.
Ma grand-mère garde ses trésors dans des boîtes à cigares qui sont rangées dans le tiroir de son buffet. Ses photos sont parfois cartonnées et tout en teintes sépia. Il yen a aussi de petites, en noir et blanc, dont les bordures blanches sont dentelées. Avec le temps, elles se sont recroquevillées. Deviendront-elles comme les feuilles d’automne, desséchées, ratatinées par les feux de l’été ? J’attends toujours le moment où elle en sort une rectangulaire, beaucoup plus grande, avec un groupe d’enfants de l’école primaire. Ce sont de petits garçons qui doivent avoir six ou sept ans, pas plus. Je reconnais par mieux le regard de mon père et je m’étonne chaque fois devant ce visage encore tendre, l’intensité de ces yeux sombres tournés vers l’avenir, la frange de cheveux bruns sagement peignés sur le front. Ses petits bras sont croisés devant lui sur son tablier de vichy.
Les rayons du soleil s’allongent de manière à peine perceptible. Ils rasent le sol où perle la rosée du soir dans les brins d’herbe dont le vert vire peu à peu vers un bleu changeant, aérien. Le cercle des choses et des êtres se restreint. Il est soudain plus étroit. Je ne me doutais pas qu’il en serait ainsi, parce qu’il y avait toujours ces lointains où se glissaient les questions restées sans réponse. On ne sait pas. Peut-être…
Et puis les lointains rattrapent nos jours, nous encerclent et nous ne nous y reconnaissons même plus. Nous ne sommes pas les acteurs de ces scènes dont nous avons pensé qu’elles ne nous concerneraient jamais. Non, ce sont d’autres qui les ont vécues et dont les ombres ont, ici ou là, effacé brusquement les lumières de l’été, le temps de la compassion.
Je ne suis pas moi-même, pas plus que mon père n’est lui-même et ma mère est encore là. Elle est forcément là quelque part dans la maison, où je reviens avec mes souvenirs d’enfant, de femme puis de mère. Elle va se lever et venir chercher sa belle robe de chambre rouille. Elle va enfiler ses mules qui sont restées posées sur le carrelage dans la salle de bain, côte à côte, inséparables. Je ne suis pas moi-même, pas plus que mon père n’est lui-même et ma mère est là, près de nous.
Mon souffle reste suspendu à ce qui va peut-être se briser un peu plus. Je ne détache plus mes yeux ni mes pensées de celui que je veille nuit et jour à mes côtés. Il n’ya plus de cloison qui me sépare de l’absence qui le dévaste. Aucun sommeil ne m’éloigne du bruit de ses pas sur le carrelage de sa chambre, au milieu de la nuit. Muette, j’attends de l’entendre se recoucher, pour être certaine qu’il n’a pas besoin de ma voix ou de ma présence. Le jour, mon être entier n’est plus qu’un regard tourné anxieusement vers sa silhouette qui vacille. Comment franchir ce désert d’épines ? Peut-on le traverser ?
Les cimes des arbres cernent le ciel autour de nous et la petite route de campagne si nue et grimpe vers les ronces. Le soir, quand il ne fait plus trop chaud pour lui, je l’emmène marcher sous les étoiles. Il avance si lentement et chaque pas est une victoire sur les ombres, comme lorsque j’entends le lit craquer dans sa chambre, parce qu’il se recouche enfin, triomphant une heure ou deux de l’insomnie. Il avance si lentement, appuyé sur la canne qui appartenait à ma mère. Nous marchons sous les étoiles. Il me parle de celles qui sont mortes il y a des millions d’années et dont l’éclat scintille quelque part dans le ciel au-dessus de nous. Elles sont toujours là, même si elles se sont éteintes. On ne sait pas quand. Tu sais ce que c’est que les années-lumière ?
Nous marchons dans la nuit. La lune éclaire la chaussée d’une route perdue dans la campagne.Le pré et les chênes semblent baignés d’une lumière bleutée. Il me parle de ses lectures, du temps, des origines de l’univers. On ne saura jamais. Comme les décimales du nombre p… C’est infini. La photo de classe au fond de la boîte à cigares doit se trouver quelque part dans son bureau. Je revois encore le petit garçon aux bras croisés sur son tablier de vichy. Il a l’air à la fois si fragile et si décidé. Ses yeux sombres regardent loin devant lui.
Octobre 2006
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