Description
Les textes contenus dans ce numéro nous disent non seulement la polysémie du mot « étranger » mais aussi sa densité. Presque chacune des auteures l’a traité sous un angle différent quelle que soit la rubrique ou le genre utilisé.
Dans sa très belle carte blanche, Sophie Bessis et les auteures qu’elle a choisi de convoquer sur ce thème,
Catherine Simon, Leïla Sebbar, Sandra Bessis, Aldona de Januszewski, Nadia Tazi, Mechtild Gilzmer, Zakya Daoud, Monique Cerisier Ben Guiga, Catherine Shan et pour les illustrations, Federica Matta, Eve Luquet, Catherine Shapira, Witold Januszewski, Elaine Mokhtefi et Jean Lattes, nous en donnent toutes les entrées et révèlent la résonance quasi magique de ce mot.
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En combien de sens se décline le mot étranger ?
être étranger ici?? là-bas ? hier ? aujourd’hui ? En temps de guerre, en temps de paix ? être étranger à l’autre, être l’étranger de l’autre ? être étranger en soi et étranger hors soi?? L’étranger est décidément ce miroir dans lequel chacun peut voir son reflet, cet « autre-autre », quintessence de la différence et de la ressemblance, méprisé et craint, inaccessible, inconcevable…
être l’étranger intérieur – dont la figure de la femme est l’icône – et l’étranger extérieur – celui dont la langue, la peau, l’histoire sont différentes ? être étranger n’est-ce pas être sur une terre de dissidence?? Celle, peut-être, de la renaissance, de la vitalité, de l’élection…
Ne me demandez pas qui je suis et ne me dîtes pas de rester le même :
c’est une morale d’état civil, elle régit nos papiers.
Qu’elle nous laisse libres quand il s’agit d’écrire.
Michel Foucault
La très belle carte blanche de Sophie Bessis et les textes d’auteures qu’elle a choisi de convoquer sur ce thème, nous en donne toutes les entrées et révèle la résonance quasi magique de ce mot. Un mot profondément enraciné dans nos consciences et nos environnements. Parfois revendiqué, parfois nié ou rejeté. Toutes les sociétés humaines et tous les groupes humains, même restreints, ont leurs étrangers ou leur étranger. L’étranger a des figures multiples. Celles qui retentissent de l’écho d’une vie autre, une vie d’ailleurs, une langue d’ailleurs, l’esprit ou le corps ailleurs, d’ailleurs… celle aussi de très proches mais dont l’étrangeté est souvent invisible, inconnue, insaisissable. Il n’y a pas si longtemps, l’innocent du village était somme toute l’étranger. Aimé et craint.
Qu’est-ce qui confère de l’étrangeté ? On serait d’emblée porté à répondre : les frontières. Et cela peut faire penser en un premier réflexe aux frontières physiques, géographiques. Elles sont réelles bien sûr et, comme le montre Guillaume Leblanc dans son livre Dedans, Dehors : la condition d’étranger, c’est l’étranger, en s’y heurtant, qui les rend paradoxalement constitutives des nations en tant que telles. Mais les frontières sont aussi multiples que les figures de l’étranger. Elles sont en nous, entre nous, chez nous, passagères, pérennes, dissimulées, intolérables… dramatiques ou… salutaires. L’étrangeté est inséparable des frontières et il n’y a d’étranger que parce qu’il y a frontière, y compris en soi. L’assignation à « l’état » d’étranger ou l’auto-assignation à cet « état » masque ce qui ne peut être formulé par l’autre ou par soi. […] chacun voit en soi ce que l’autre ignore rappelle Metchild Gilzmer, citant Germaine Tillion, dans la carte blanche de ce numéro.
Que nous révèle donc l’étranger ? Que nous cache-t-il ? Qu’est-ce que sa fragilité nous dit de la nôtre, de la fragilité de la vie, de l’être ? Le magnifique et bouleversant texte de Marie Malaspina nous en livre quelques clés : Elle se réconciliait avec une part légère d’elle-même, si longtemps laissée dans l’oubli. Le temps des lassitudes s’effaçait. Elle nageait dans le regard bienveillant de l’étranger simplement parce qu’il avait répondu, libérant le passé.
Cependant, il y a toujours une opacité dans le terme, une discordance avec la vie réelle de l’« étranger » et avec les représentations qu’en ont ceux qui l’accueillent. Dans l’introduction de sa carte blanche, cette phrase de Sophie Bessis : On sait juste qu’on est étranger quand on entend comment on nous parle… ou celles-ci de Leïla Sebbar évoquant la langue de son père : Ainsi mon père m’a déshéritée. Je serai l’étrangère, toujours. Ici, on est distingué par la langue ou dépossédé de la langue. Deux ressentis qui se côtoient, s’imbriquent et énoncent la langue comme un carrefour de l’étrangeté. On peut être étranger par la langue que l’on parle ou par son absence.
Et cette altérité fondamentale, la folie, qui fait de ce qu’on appelle le fou, un autre irréductiblement le même. Inspirant souvent frayeur et fascination. Un étranger parmi les étrangers. L’amplitude du lieu de la folie est telle que ses frontières sont mobiles, indistinctes… l’enfermement physique ou chimique est cette frontière qui place des êtres sur les bords du monde, aux périphéries de leurs semblables.
Une autre périphérie, celle des damnés de la terre, on ne peut plus étrangers, représentée ici par le vieux lecteur de la Coque de nacre dont nous parle Nic Sirkis avec tant de sensibilité : Un mouton sans troupeau, sans berger, sans prince. Un mouton hors de la bergerie et sans compte à rendre. C’est cette figure de l’étranger qui nous hante certainement le plus. Celle de cet effondrement qui installe la vie dans le néant de l’extrême précarité, celle de l’effrayant dehors dehors.
Opacité encore du terme souvent renvoyé à la figure du migrant et d’un migrant pauvre, perdant, en demande d’exil, d’asile. Or, les migrants offrent eux-mêmes au moins deux figures : celle du vaincu et celle du vainqueur. L’Histoire humaine – si elle ne manque pas d’exemples d’exilés contraints – ne manque pas non plus d’exemples de conquérants devenus étrangers pour les peuples qu’ils ont soumis. La terre étrangère conquise les fait étrangers. Ainsi aux Amériques, ainsi aux autres colonies.
On ne mesure jamais vraiment ce qui nous fait étrangers dans le regard des autres et à notre propre regard. On sait ce plein… cette faille… là, au creux du corps nous séparant et nous unissant aux autres. Un signe silencieux, lancinant, impalpable, volatile comme l’éther. Apparaissant et disparaissant au gré des circonstances. Quelque chose en surplomb, un supplément de mémoire, un supplément de ciel. Une richesse au fond.Pourtant, l’actualité de ce début d’année 2011 nous a montré de la manière la plus inattendue, la plus éclatante, la plus historiquement inoubliable, la force du sentiment d’absolue étrangeté. Celle qui n’a pas même pour fondement d’être imposée par-delà les frontières. Être étranger n’est pas le propre des exilés, des émigrés et des immigrés. On peut être étrangers chez soi. Étrangers à toute possibilité de décider de son sort, étrangers à la libre parole, étrangers au droit, étrangers à la dignité humaine, étrangers au bonheur, étrangers aux richesses de son pays… Jetés au bout de la nuit par ses propres compatriotes, exclus de la pensée de gouvernants oublieux de leur rôle et de leur fonction qui, pourtant, n’ont d’autre raison d’exister que celle de veiller à l’intérêt de leurs peuples.
Ces étrangers-là – devenus étrangers par la captation insatiable de monarques en carton – sont « Dedans, dehors » comme le dit aussi le titre du livre de Sophie Bessis. Ils sont mis dans la situation intenable d’être à la fois chez eux et chez les autres – ces autres qui ont la même nationalité, la même langue, le même territoire et même parfois la même histoire individuelle. Déréalisés dans leur vie ordinaire, voix et visages effacés, ces hommes et ces femmes, devenaient étrangers, là où ils étaient nés et supposés partager le ciel et la terre.
Aux confins de l’insupportable, ils ont déplacé les normes, mis fin au silence strident de la peur, rompu la logique de la dépossession, du désaveu de soi, et assigné leurs despotes à une étrangeté qui n’a rien de noble : celle de la déroute et de l’opprobre. Une étrangeté qui a brusquement changé de camp, ce qui illustre assez sa contingence.
Non, on n’est pas « étranger qu’à l’étranger », on n’est pas étranger que chez l’autre, par l’autre. On peut l’être dans sa maison, du fait de son alter ego. Y compris du fait de l’autre qui sommeille en chacun de nous, car, comme ceux qui portent en évidence la marque fabuleuse de l’étrangeté, nous sommes tous des étrangers.
Carte blanche à Sophie Bessis : Le mot et le sens 13
Invités : Sandra Bessis, Monique Cerisier Ben Guiga, Zakya Daoud, Mechtild Gilzmer., Aldona et Witold de Januszewski, Elaine Mokhtefi, Eve Luquet, Federica Matta, Catherine Schapira, Leïla Sebbar, Catherine Schan, Catherine Simon, Nadia Tazi.
Forum 89
Il y a un étranger dans la ville, Nicole Barrière 90
S’aimer soi-même comme un étranger, Behja Traversac 91
L’étranger et l’étrangère, M.-N. Arras 95
2010 : 40 ans de féminisme, 10 ans de la revue EE, Peggy Sultan 101
La coque de nacre, Nic Sirkis 111
Blanche comme neige, Marie Bueno 115
Comète, Thérèse-Françoise Crassous 117
Passer une frontière, Geneviève Briot 119
Etranges étrangères, Elisabeth Trouche 123
Etranges étrangers, Geneviève David 126
Jungle 2009, Rose-Marie Naime 129
Un avion pour Kaboul, Nicole Barrière 131
Ya ‘atek saha, Cécile Oumhani 135
Variations 139
Ceux-là, d’autres et nous, Norlane Deliz 140
Singe, quoique vêtu de soie, Magali Junique 141
Noir et blanc, Olivia Villon 145
Oubli, Denise Bénaquin 152
La ville entière, Carole Menahem-Lilin 153
Dégage !, Karima Berger 159
Letrangerentoi, Geneviève David 162
Le monde étrange, Hélène Pradas-Billaud 164
Cet entre-deux, Sandra Michel 167
Amour, Thérèse-Françoise Crassous 171
Entre, Valéry Meynadier 173
Chant d’amour et d’exil, Anne Guerber 180
La photo, Rose-Marie Naime 182
La femme au bord du puits, Marie Malaspina 187
Le tapis, Catherine Jallet-Traverso 195
La vieille dame et le chibani, Michèle Perret 201
Toi que je ne reconnais pas, Angélique Thomine 205
L’étrange mer, Thérèse-Françoise Crassous 207
L’errant, Sabine Péglion 209
Identité, Rose-Marie Naime 212
Le parc des attractions, Nadia Leïl 213
Conte pour Hamou, Françoise Mariotti 217
L’autre, Maïssa Bey 225
Mémoire et histoire 229
Devenir peintre, Elaine Mokhtefi 231
Alger, Nic Sirkis 238
Tu es la mère des villes, Rosa Cortès 241
La pièce rapportée…, Geneviève de Dietrich 247
Mes grands-mères, Claire Mestre 251
Des vies en aiguillage, Sabine Péglion 254
A l’ami Hamid, Behja Traversac 257
Hamid Aït Amara, fondateur de l’IPCA, R.-P. Traversac 260
Jean Lattes, photo reporter, Marie-Noël Arras 265
D’un mythe à l’autre… , Samira Negrouche 267
À livres ouverts 273
Rouge, sang, vierge, Karima Berger par Marie Malaspina 274
Dedans dehors, Sophie Bessis par Hoda Barakat 276
Beyrouth canicule, Djilali Bencheikh par Jamal T. 277
Entre les deux rives, Nicole Jean par Claude Journès 279
Divorzio all’islamica a Viale Marconi, Amara Lakhous par Suzanne Ruta 282
La Femme qui tremble, Siri Hustvedt par Nic Sirkis 285
Terre de femmes, Bruno Doucey 286
Les cahiers de l’APA, M.-N. Arras 287
Nul n’attend l’étranger, Abdellatif Chaouite 288
Le voyageur nocturne, Jean Michel Hirt par Behja Traversac 289
Liens de sang, Janine Teisson par Michèle Perret 291
Plus loin que la nuit, Cécile Oumhani par Maïssa Bey 294
Libres paroles II, Claude Ber par Behja Traversac 295
La salle de bain d’Hortense, Janine Teisson 296
Le dernier diabolo, Samira Negrouche 298
Partages 299
Chut, ils ont commencé à écrire, Annemarie Brenner 301
De vous à nous 304
Biobibliographies des contributrices a ce numéro 308
Catherine Simon : Ils marchent 19
Terres perdues, territoires trouvés
Leïla Sebbar : Etrangère dans la maison de mon père. 25
En contrepoint Khaoula Taleb Brahimi : La langue, butin de qui ?
Sandra Bessis : La musique, comme un territoire…
Et voilà pourquoi je les chante ! 29
Aldona de Januszewski : Géomancie 35
Nadia Tazi : Paris 2010 43
En contrepoint
JJ Rousseau, extraits de la Première rêverie du promeneur solitaire. 51
L’étranger de l’autre
Mechtild Gilzmer : L’étranger n’est étranger qu’à l’étranger 53
Zakya Daoud : Etrangère, et après ? 61
Monique Cerisier Ben Guiga : Français à l’étranger,
étrangers en France, quel vécu de la nationalité ? 69
re-partir
Catherine Shan : La Halte 79
Biographies
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