Description
L’interculturalité qui constitue partout les sociétés modernes est-elle concevable sans le regard ? Comment « voir », comprendre l’Autre sans le regard qu’on porte sur lui ?
Carte blanche à Catherine Rossi
Du faubourg st Antoine au Maghreb, l’aquarelliste dont les peintures accompagnent cette revue depuis plus de huit ans s’interroge sur le regard qu’elle pose ainsi sur l’Autre :
“ Le regard, le dessin, l’architecture sont également affaire de partage, de dialogue et d’échange.”
L’interculturalité qui constitue partout les sociétés modernes est-elle concevable sans le regard ? Comment « voir », comprendre l’Autre sans le regard qu’on porte sur lui ? Pas tant l’un des cinq sens, la vue, mais le regard intérieur, le regard de l’accueil de la différence, le regard de la fraternité, le regard qui refuse de juger sur l’apparence et l’étrangéité mais sur la découverte, sans cesse en alerte de notre vivante altérité. Le regard qui embrase ou le regard qui tue, celui qui redonne la vie ou celui qui la tranche, ces regards qui nous caressent ou nous agressent et nous donnent à découvrir les limites ou l’infini de notre humanité.
Catherine Rossi ouvre cet espace par l’apprentissage, celui des peintres Albert Marquet et Joaquin Sorolla et poursuit dans le partage : regards croisés avec Cléa Rossi, architecte et illustratrice, Fatna Benaïssa, plasticienne, Karim Takeznount, photographe, Dominique Godfard et Sigrid L.Crohem, écrivaines. Enfin, regards complices avec Manuelle Roche dont l’écriture lumineuse est ciselée par la sensibilité de la photographe.
Regards voilés…
Car dans l’œil loge le cœur
et ce surcroît de peine qu’il refuse.
Ne plus voir, parce que voir, c’est aimer, espérer.
Cécile Oumhani
Je crois que de tous les thèmes que nous avons abordé dans les précédents numéros, aucun ne se situe, autant que Le Regard, à tant de carrefours. Aucun n’appelle tant de multiples acceptions. Aucun ne tresse un lien aussi profond entre soi et l’autre. Il se situe d’emblée dans une double exigence : l’objectivité et la subjectivité de notre « vision » du monde mais aussi et peut-être surtout de la vision de cette partie de soi qui est en l’Autre. Cette partie qui nous définit au-delà de ce que nous croyons être. L’Autre en nous, l’Autre hors de nous. Mêlés, séparés, constituant un Multiple et un Un.
N’est-ce pas d’abord dans le regard que s’élabore l’alliance entre soi et le reste du monde : le monde « réel » ou le monde imaginaire ou fantasmatique. C’est dans le regard que se configure, se constitue, se construit le cœur de notre relation aux autres. Au fond, c’est ce qui nous forme et nous déforme, ce qui nous assujettit ou nous libère, ce qui nous défait ou nous répare, ce qui trompe ou révèle, ce qui nous déprécie ou nous élève, ce que nous craignons terriblement d’être ou que nous désirons intensément, follement, être. C’est ce regard multiple, mouvant, subit ou octroyé dont nous parle ainsi, ici, Sandra Michel : « Regard curieux et généreux, qui offre et reçoit. Il englobe, ressent, crie, questionne, dérange, réagit. »
Nul n’échappe, ne peut échapper au Regard. Nul ne se sent exister sans le Regard, positif ou négatif, projeté sur lui. Le Regard c’est le plus et le moins confondus figurant toute la palette de nos orages, de nos blessures, de nos apaisements, de nos mémoires… Depuis que les hommes ont pu se regarder, le Regard a été et demeure la pierre angulaire du rapport qu’ils entretiennent entre eux. Plus que jamais auparavant, notre époque est soumise au règne du Regard.
Nous vivons sous le joug impitoyable des regards qui nous jaugent, nous classent, nous catégorisent, nous méprisent, nous absorbent, nous ignorent, nous flattent, nous admirent, nous soumettent à l’ivresse des projecteurs ou à l’ombre de la disgrâce, à l’idolâtrie ou à l’oubli. Ne dit-on pas que telle personnalité « peaufine » son image, soigne son « look » ? C’est pourquoi je rejoins volontiers ce constat de Véronik Bournel qui écrit « Nous vivons dans l’arrogante illusion de l’apparence. Etre et davantage encore : paraître. » Nous portons tous en nous, et malgré nous, cette automaticité du regard qui obéit avant tout à ce qu’il voit physiquement, matériellement. En réalité c’est un regard aliéné, enchaîné au modèle que l’époque lui intime « l’ordre » de porter. Jusques y compris sur les œuvres d’art d’hier dont tant de créateurs n’ont jamais connu le succès de leur vivant et qui est aujourd’hui le leur. Et quand Peggy Sultan affirme que son « regard était comme confisqué par ce à quoi il ne pouvait se soustraire… » elle confirme cette captation et cette tyrannie en ajoutant « ce qui me tenait lieu d’âme, se mit à protester… »
Car même si le regard est indispensable à l’humain, même s’il est cette corde de vie tendue entre les êtres, il est aussi un jeu de miroir déformant pour celui qui regarde et celui ou ce… qui est regardé. « Regarder est déjà une déformation, un leurre, une interprétation, une erreur peut-être… » nous dit Catherine Rossi depuis son expérience de peintre.
Nous vivons aimés ou haïs, adorés ou dédaignés selon « l’image » que l’on se fait de nous ou que l’on se représente de nous. Trop souvent, nous aimons ou haïssons les autres, l’Autre, selon le regard que l’on nous suggère, que l’on nous enseigne, que l’on nous forge, que l’on nous vend. Ce n’est qu’ensuite que l’on s’intéresse au message que délivre ou cache cette apparence. Nous savons tous et de tout temps que derrière le faciès et l’allure captés par l’œil, il nous reste à nous interroger sur l’autre manière de regarder l’Autre. Mais est-ce seulement à la portée de l’humain ? Comment mettre la main – si je peux me permettre cette expression – sur la manière de restituer à un être son altérité radicale ? Celle qui débusque sous l’image physique les multiples visages qu’elle masque. « Depuis un moment j’observe l’amie assise sur le fauteuil du salon, en face de moi. […] Paradoxalement, ce ne sont pas les signes de vieillissement que je remarque mais des traits qui, s’enchaînant sur un fond d’ombres et de lumières, m’autorisent à composer une figure beaucoup plus jeune, celle de l’adolescente qu’elle fut… » Une adolescente imaginée ici par Dominique Godfard et qui, peut-être, n’a rien à voir avec l’adolescente réelle que fut son invitée.
Ce visage de la femme vieillissante d’aujourd’hui qu’évoque Dominique symbolise tous ces regards, qui au fil du temps et des circonstances, se tissent, se dénouent, s’enchevêtrent, se séparent, s’embrasent et s’apaisent… et s’étiolent en une trame infinie. C’est sans doute pour cela que le regard est d’une insoutenable fragilité. Les successions instantanées de ce qui s’y exprime – à la vitesse de la lumière – ne permettent que des interprétations fragmentaires, tronquées, chacun des fils de la trame en soustrait le précédent au regard. Et l’on reste coit, ne sachant si on a bien vu : était-ce la jouissance ou la meurtrissure ou l’envie ou la haine ou le désir ou l’admiration « cette vague qui déferle… » (Rosa Cortès) dans la prunelle que l’on vient de croiser ?
Le regard n’est peut-être qu’une restitution imaginaire des êtres et des choses. Une « galerie de personnages[1] » dont on a besoin pour exister, « pour ne pas se perdre soi-même de vue[2] ». Qu’importe que ces personnages soient vrais ou non, on sait qu’on ne peut pas les saisir dans leur complétude. Jamais. Juste peut-être en happer les signes pour que notre regard s’arrime à leur présence, à leurs regards. Même insaisissables, même éphémères. L’absence de regard – et peut-être celle des plus puissants d’entre eux : le regard des mains d’un aveugle ou celui de l’œuvre d’un créateur – est une terrible solitude. Mais il y a toujours le « regard éclos qui déborde et respire », comme le dit si poétiquement Brigitte Broc, pour qu’on ne se sente pas absolument seul.
Behja Traversac
[1] François Ricard – Le regard des amants, postface (1998) à L’identité de Milan Kundera, Gallimard, 1997.
[2] idem
Edito Behja Traversac
De Vous à nous
Carte blanche à Catherine Rossi
Essai sur le regard
Cléa Rossi
Fatna Benaïssa
Joaquin Sorolla, peintre de la lumière
Albert Marquet, peintre de la mer
Dominique Godfard, Aveugle
Le regard offusqué et l’éblouissement avec Karim Takeznount
Manuelle Roche, l’écriture du photographe
Sigrid L. Crohem, Le Miroir des mots
Forum
La dignité de l’homme exige qu’il porte la burqa Pierrette Fleutiaux
Des regards qui en disent long Christine Detrez
Lieux communs Nicole Néaud
D’un regard, l’autre Marie-Noël Arras
De vive voix
Regard sur Hafida, jeune algérienne d’aujourd’hui M-N Arras
Variations sur le regard
La rencontre Rosa Cortes
Image fixe Eva Torres
À la lisière du silence Brigitte Broc
Fausse note Nicole Neaud
Re-garder Sabine Péglion
Regards sur Pégase-Bartabas Céline Garcia
Contre visite guidée Olivia Villon
Regards étoilés Françoise Martin-Marie
Les yeux de Pierre Keltoum Staali
C’est dans tes yeux que j’ai vécu Hélène Pradas-Billaud
Lignes de fuite Cécile Oumhani
Derrière la porte Maïssa Bey
Le héron cendré Sabine Péglion
Rames croisées Sabine Péglion
Vision de mouche Françoise Martin-Marie
La source de la vision Tiziana Colusso
Entre griffons et croquis Samira Negrouche
Le reste est autre Sandra Michel
Du côté de l’enfance
Regard sur l’océan Iris Khelifa
Journal de mes Algéries en France Leïla Sebbar
Cri Keltoum Staali
Voyage en Algéries autour de ma chambre, abécédaire (suite 2) Leïla Sebbar
D’un art l’autre
A special touch pour la peinture de Huguette Martel Peggy Inès Sultan
Regards essentiels Véronick Bournel
Invitation charmeuse Christine Jouhaud-Mille
Tourmente photographique Mita Vostok
À perte de vue Peggy Inès Sultan
Regard sur l’oeil de la photographe Sylvette Dupuy
Néza Denise Bénaquin
À livres ouverts
Jeux d’écritures avec la Bibliothèque Paroles et Ecriture
Partages avec Théâtr’elles à Sidi Bel Abbès
Biobibliographies des auteures
Illustrations :
Catherine Rossi, Cléa Rossi, Fatna Benaissa, Karim Takeznount, Marie-Lydie Joffre, Catherine Soudé et autres photos coll. privées.
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