Description
Carte blanche à ANNIE COHEN
… il est dix-neuf heures. Au moment où il est dix-neuf heures, il est déjà dix-neuf heures passées d’une seconde, puis deux. Attendez ne partez pas, c’est pas fini… Ces mots relevés dans le texte de Keltoum Staali sont l’expression de cette illusion, du temps en mouvement perpétuel, du temps scandé, du temps qui s’enfuit, à jamais vainqueur de nos existences.
Et pourtant, chaque texte dans ce numéro, par ses interrogations même, énonce le désir irrésistible d’échapper au temps… Je voulais l’éternel, tu voulais l’infini. C’est l’instant qui nous lie. Qui nous rend si vivants… écrit ici, du présent « personnel », Hélène Pradas. Et ces mots d’Annie Cohen : … un temps plein d’un présent absolu sans devenir ni passé… qui nous disent le présent universel.
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« Carte blanche » à ANNIE COHEN
» J’ai décidé de partager avec d’autres les pages d’écriture et de peintures qui me sont offertes. Sur le thème du temps, cette simple consonance, cette folle injonction, ce sujet ou cette absence de sujet. Dans ce voyage de résistance, d’élaboration, d’amitié ou de complicité, j’ai invité : Carole Aurouet, François Barat, Marcel Rodriguez, Anne Rothschild, Caroline Sagot Duvauroux, Mireille Vautier et Dominique Vochelle. »
Que l’heure sonne, que l’aiguille tombe,
que le temps n’existe plus pour moi.
Goethe, Faust
On ne peut empêcher la chute de l’aiguille. La chute survient, le temps de la chute n’est déjà plus. On naît au temps, on chute du temps. On le sait, mais on ne sait rien. Toutes ces choses qui constituent nos vies et qui tombent comme l’aiguille de l’horloge, dans l’inconnu… ellipses d’instants, nuées d’échos, survivances d’images, de sons, de fascinations, de douleurs, d’allégresses… le corps qui s’enflamme, le cœur qui se rompt, et puis… plus rien. Le temps premier, hiératique, nous heurte, nous étiole, nous estompe, nous efface ; le temps fait de vie, fait de temps, fait de mort. La vie, contrainte à l’impossible pause, s’esquisse dans son insoutenable légèreté.
Le temps, tel est donc le thème de ce numéro qui inaugure l’année 2008. Qui inaugure une étape du temps à laquelle nous attribuons douze mois, trois cent soixante cinq jours ou quelques dizaines de millions de secondes. On y entre par le premier de l’an. Annie Cohen parle de Roch Hachana, et en la lisant, je traduis mentalement en arabe, Ras Essana, le même sens. La même langue, les mêmes syllabes à une consonne près. Sens et langue unis-séparés, séparés-indissociés ; union immémoriale transcrite à jamais dans le temps de l’Histoire. Malgré, ou grâce aux hommes. 2008, une année comme une page blanche ? Une année nouvelle dit-on communément. Comme on dirait… vide de temps, vierge de substance, débarrassée du spectre des terreurs, de l’effroi des guerres. Prête à dispenser de l’ivresse et du rêve, à s’ouvrir à d’exquises promesses. Pourtant celle-ci, comme celles qui l’ont précédée, est pleine des temps d’avant, des désillusions et des aveuglements, des conquêtes et des tyrannies, des fureurs et des rivalités d’avant, des embrasements fous de l’année dernière, d’hier seulement… Et, seul ce milliardième de seconde – calculé par Planck et dont nous parle ici Rosa Cortès – seul ce milliardième de seconde semble absurdement séparer 2007 et 2008. Le passage d’une année l’autre en un milliardième de seconde ! Du moins dans nos calendriers de rationalistes, désormais épousés par tous, ou presque tous.
Non, l’année qui nous arrive n’est ni immaculée, ni innocente. On l’aimerait vraiment nouvelle, apaisée, vidée des violences. Fragment d’ombre fugitive dans la permanence du temps, dans son épaisseur et dans sa fulgurance, elle est, sera, l’absolue continuité de notre proche passé. Son souffle, ses silences et ses fracas graveront leurs traces fugaces sur ceux-là seuls qui la vivront, vivants d’aujourd’hui… dont les corps périront demain. Sa postérité habitera à distance les temps à vivre des cohortes des gens d’après ; ils imagineront, dans leurs tables d’écriture et d’image, tout ce qui l’a traversée, passionnée, tourmentée ; leurs récits s’écriront dans cette absence primordiale de ceux qui l’auront façonnée, hors d’eux, dans les seules pulsations du temps qu’ils auront à vivre. Ils écriront de 2008, comme nous écrivons aujourd’hui des Egyptiens et des Grecs, de nos pères et mères, des poètes disparus… comme nous écrivons de Dante et de Rimbaud.
Toutes les cultures, toutes les religions, toutes les philosophies, toutes les sciences, tous les poètes et tous les écrivains se sont éperdument interrogés sur le temps. Sur son insaisissable essence. Oui, tous se sont interrogés sur son éternité et sa fugitivité. Sur sa réalité même. Tous ont, au plus profond de leur être, cette clôture, cette enceinte native du temps qui ne les quitte pas et par laquelle ils savent qu’ils seront emportés. Pour les plus grands d’entre eux, leur empreinte vaincra le temps, enfin… le temps humain[1].
Tous ne portent évidemment pas la même perception intime du temps. De Zoroastre à Aristote, du judéo-christianisme à l’islam, de l’art rupestre à Soulages, de Ibn Arâbi à Derrida, de Roûmi à Hölderlin… cent et un poèmes, cent et un cantiques, cent et une écoles, cent et un courants, un million d’arcs en ciel qui disent les jours, les nuits, qui disent el ayyam[2], el layyali[3], qui disent le temps éphémère et le temps infini, qui disent ez-zamân[4], the time ou les Mille et une nuits et Les songes d’une nuit d’été, tout entiers contenus dans le temps sacré et le temps profane, nos propres temps, nous renvoyant en miroir nos naissances, nos fins et nos recommencements… C’est de ce matériau impalpable, sombre, lumineux, ami et ennemi, visiteur désiré et haï, étranger et paradoxalement familier, qu’écrivains et poètes modèlent la chair de leurs personnages, sculptent la force de leurs mots, la fragilité de leur être au monde. Les écrivains et les poètes, ces gens d’écoute absolue, briseront leur vie, mais non leur verbe, à dire le temps, ses immobilités et ses métamorphoses, les unissant par delà la vie par delà la mort : Unir tous les temps est donc l’aventure tentée dans ce recueil depuis les commencements jusqu’aux lendemains de la vie dit, ici, un texte de Amina Saïd.
Ce thème sur le temps qui a inspiré tant de textes, qu’avec regret nous n’avons pas pu tous retenir, montre, s’il en était besoin, combien chacun de nous est traversé d’une manière ou d’une autre, par ces interrogations lancinantes : le temps a-t-il une existence ? Est-il contingent ou primordial ? N’est-il qu’un mirage ? Une vacuité que nous emplissons de nos rituelles célébrations, de bruits, de passions, de peurs, de morts répétitives, de chagrins indicibles, de vibrations de la vie ? Serait-ce cela le temps, cette cosmologie où s’épousent la fulgurance de l’instant et son éternité et que nous croyons maîtriser au travers des comptes de nos clepsydres, de nos sabliers, nous essoufflant à le poursuivre aujourd’hui de nos horloges atomiques ? …il est dix-neuf heures. Au moment où il est dix-neuf heures, il est déjà dix-neuf heures passées d’une seconde, puis deux. Attendez ne partez pas, c’est pas fini… Ces mots relevés dans le texte de Keltoum Staali sont l’expression de cette illusion, du temps en mouvement perpétuel, du temps scandé, du temps qui s’enfuit, à jamais vainqueur de nos existences.
Et pourtant, chaque texte dans ce numéro, par ses interrogations même, énonce le désir irrésistible d’échapper au temps, ce pacte primitif que nous signons les yeux encore mi-clos, ce battement souterrain qui nous étreint dans sa course ininterrompue, qui nous accule sans cesse à être hors du passé, hors de l’avenir, projetés, malgré nous, dans la roue vertigineuse du présent… Je voulais l’éternel, tu voulais l’infini. C’est l’instant qui nous lie. Qui nous rend si vivants… écrit ici, du présent « personnel », Hélène Pradas. Et ces mots d’Annie Cohen qui nous guide vers l’injonction que nous adresse le présent universel …un temps plein d’un présent absolu sans devenir ni passé… La durée ne serait alors concevable que dans le présent, dans ce quanta de Planck par lequel nous éclaire Rosa Cortès. Le présent, l’instant pur, infiniment bref, qui dès son irruption bascule dans le passé et résorbe en lui le futur ; le présent, l’ultime signe du temps où se déploie la vie et s’invente le monde, où le temps et l’espace s’emplissent de la vie des hommes. Cette présence-absence de l’instant qui rend nos colères dérisoires, nos guerres harassées, nos haines sans objet.
Comment dire le temps sans dire l’espace, ou l’espace-temps qu’Einstein nous dit interdépendants, enchevêtrés, imbriqués dans un inextricable dialogue ? Une dialectique complexe que démêle la relativité d’Einstein. Au fait, savons-nous lequel de l’espace et du temps est primitif ? Savons-nous comment les agencer dans notre imaginaire ? Passagers sans boussole dans le temps, les hommes édifièrent pyramides et cathédrales, synagogues et mosquées, temples et bouddhas… qui figurent plus que toute autre œuvre, la peur du temps nu, le face à face solitaire avec ce qu’il porte de néant. Mais ces monuments symbolisent aussi la fusion charnelle de l’homme et de l’espace et du temps. Une relation triangulaire. L’expérience temporelle des hommes est intimement inscrite dans l’espace. Leurs corps, leurs arts, leur mémoire, leurs conquêtes, leurs révolutions s’écrivent et se déplacent dans le temps et dans l’espace. Dans la métaphore (Et rose elle a vécu ce que vivent les roses/L’espace d’un matin) comme dans le réel (trois heures me séparent de Paris), il n’est de temps sans l’espace. Et peut-être est-ce à l’espace-temps que nous aurions dû convier nos contributrices lors de l’annonce du thème de ce numéro.
Cependant, rien n’est perdu : depuis la Carte Blanche que signe ici Annie Cohen, et ce Il était là-bas venu de son livre Géographie des origines qui enserre le temps et l’espace dans trois mots,
depuis les titres de certains textes, comme La vieille demeure arabe de Latifa Bensalem-Manseri qui projette le temps de ses ancêtres dans l’espace qui fut le leur,
ou Promenade au jardin du Luxembourg de Dominique Godfard, ou Périphérie de Brigitte Aubonnet, ou Au bord de la route d’Olivia Villon…
ou tous les autres où l’espace ne s’entend pas au titre mais se dit dans le texte, comme le hors sol métaphore de Orsolde Karima Berger dans son texte sur le livre de Cécile Oumhani,
dans toutes ces pages, écrites sur le temps, s’épelle, omniprésent, l’espace.
Est-il possible qu’il en soit autrement ? C’est une interrogation qui ne manquera certainement pas d’être au cœur des textes du prochain numéro sur le thème des lieux, mais sera inversée. Nous nous demanderons s’il est possible de parler des lieux – donc de l’espace – sans parler du temps.
[1] Qu’est le temps humain ? Lucy a quatre millions d’années ! L’espérance de vie mondiale moyenne est de 70,5ans ; 76 ans dans les pays riches, 65 ans dans les pays pauvres ; 25,9 au Sierra Leone et 33,5 en Ethiopie !
[2] Jours en arabe.
[3] Nuits en arabe
[4] Le temps en arabe
Behja Traversac
Carte blanche à Annie Cohen : Lettres et Arts | 15 |
Le temps des absents Annie Cohen | 17 |
Là où je suis François Barat | 24 |
Conversation Annie Cohen, Marcel Rodriguez et François Barat | 27 |
Carole Aurouet | 42 |
Carole Aurouet dit le temps | 48 |
Méditations dans un jardin Anne Rotschild | 51 |
Un point c’est tout Dominique Vochelle | 52 |
Mireille Vautier | 54 |
Quel est le temps de peindre… Caroline Sagot Duvauroux | 60 |
Je te donnerai la terre que tu auras arpentée Behja Traversac | 67 |
Biographies des auteurs de cette carte blanche | 71 |
Forum -Poème de Geneviève Briot | 73 |
Femme fluide Françoise Martin Marie | 74 |
Briser le silence Wassyla Tamzali | 75 |
Variations sur le temps -Poème de Amina Saïd | 81 |
Sac de temps Rosa Cortes | 83 |
Périphérie Brigitte Aubonnet | 89 |
Grammaire intérieure Keltoum Staali | 99 |
Au bord de la route Olivia Villon | 103 |
La sablier Hélène Pradas Billaud | 109 |
Plus tard Bernadette Lazard | 112 |
Le retour Anne Lanta | 113 |
La reine mère Nicole Néaud | 117 |
Le temps à l’œuvre Carole Menahem Lilin | 125 |
Promenade au jardin du Luxembourg Dominique Godfard | 131 |
Un éclat d’éternité Michèle Bayar | 135 |
Le temps intarissable Sylvette Dupuy | 139 |
Mama Simone Salgas | 143 |
Une nuit à Saragosse Sigrid L. Crohem | 147 |
Balade sur le temps Brigitte Prados | 153 |
La mariée Anne-Marie Nahlovsky | 159 |
L’absence l’inachevé Amina Saïd | 163 |
Lignes de partage Cécile Oumhani | 167 |
Il s’en va, le temps Anne Lanta | 177 |
Du côté de l’enfance – Poème de Geneviève Briot | 179 |
La boucle du temps Marie-Claire Gourine | 180 |
Derrière le rideau… en ce temps-là Geneviève Roch | 181 |
Gavarnie ou les rendez-vous manqués Jacqueline Jondot | 185 |
Mémoire et Histoire – Poème de Geneviève Briot | 193 |
Air du temps Françoise Bezombes | 194 |
Odette du Puigadeau… Laurence Marfaing | 197 |
Le temps cavale Jacqueline Herfray | 206 |
Journal d’un projet Sylvette Dupuy | 207 |
Allers et retours Elisabeth Trouche | 215 |
La vieille demeure arabe… Latifa Bensalem-Manseri | 223 |
Dossier Armand Gatti Céline Garcia | 229 |
La clé sous la porte – Poème de M.W | 243 |
Carnet de voyage en Algérie Cécile Oumhani | 245 |
Poèmes de Georgina Rossetti traduits par Yvonne Libmann | 254 |
À livres ouverts – Poème de Anne Lanta | 259 |
Entière Marie-Noël Arras | 260 |
Ninisse la petite berbère Fatima Kerrouche | 261 |
Deux lectures de « Plus loin que la nuit » de Cécile Oumhani | 262 |
Comme un lent naufrage par Karima Berger | |
Le cri par Dominique Godfard | |
L’arabe comme un chant secret de Leïla Sebbar par R.-P. Traversac | 265 |
De haute lutte de Geneviève Roch par Sigrid L. Crohem | 267 |
Une éducation algérienne de Wassyla Tamzaly, extrait | 268 |
Articles de presse sur Le vertige du silence | 270 |
Filiations dangereuses | 271 |
Secret de famille par Cécile Oumhani | 273 |
Partages – Poème de Geneviève Briot | 275 |
Rencontre à Argeles | 277 |
Rencontre à la Bibliothèque de Sidi-Bel-Abbès | 278 |
Biographies des auteures | 280 |
Illustrations :
Annie Cohen, Carole Aurouet, Mireille Vautier, Caroline Sagot Duvauroux, Catherine Rossi, Marie-Lydie Joffre, Antoine Helbert et autres photos coll. privées
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