Description
Carte blanche à LEILA SEBBAR
Couples soudés à vie, couples torrides, couples où se sont installés les malentendus et les silences, couples qui divorcent, couples complices, couples qui se séparent sur un quiproquo, couples où chaque partenaire s’épanouit, couples fusionnels, quel point commun entre eux ? La difficulté ou le bonheur de « l’être à deux » ? Qui ne se reconnaîtrait dans l’une ou l’autre de ces histoires ?
À Rosa Cortès qui constate avec lucidité que ses parents ne lui ont pas appris à être deux, les auteures qui ont contribué à ce numéro répondent, chacune à sa façon, qu’il n’est de plus belle ou plus douloureuse aventure que celle qui consiste à apprendre, jour après jour, à vivre ensemble.
« Carte blanche » à LEÏLA SEBBAR qui nous fait partager ses lettres d’Algérie et nous fait découvrir les œuvres picturales de MARION SENONES explorant la Mauritanie avec son amie Odette du Puigaudeau en 1933. ANNE POIRE, dont les œuvres, réalisées avec Patrick Guallino, ont pour thème le couple, illustre la plupart des nouvelles de ce numéro.
À Germaine Tillion
« Lui : …Nous sommes à présent installés dans notre vie conjugale. Je ne sais pas trop pourquoi, Lilas n’aime pas ce mot. Elle préfère dire » nos vies conjuguées » au présent et au futur. »
Bleu blanc vert – Maïssa Bey
Comme il n’y a pas de hasard – nous le croyons très fort – au moment où nous travaillions à la mise en page de ce numéro, Maïssa a reçu cette légende qu’elle m’a aussitôt transférée. L’auteur en est anonyme, mais nous avons été si séduites que nous n’avons pas résisté à l’envie de vous la livrer.
Au commencement du monde, quand Dieu décida de créer la femme, il trouva qu’il avait épuisé tous les matériaux solides dans l’homme et qu’il ne disposait plus de rien. Devant le dilemme et après une profonde méditation, voilà ce qu’il fit.
Il prit la rondeur de la lune, les suaves courbes des vagues, la tendre adhérence du liseron, le tremblant mouvement des feuilles, la sveltesse du palmier, la teinte délicate des fleurs, l’amoureux regard du cerf, la joie du rayon du soleil et les gouttes des pleurs des nuages, l’inconstance du vent et la fidélité du chien, la timidité de la tourterelle et la vanité du paon, la suavité de la plume du cygne et la dureté du diamant, la douceur de la colombe et la cruauté du tigre, l’ardeur du feu et la froideur de la neige.
Il mélange ces ingrédients si divers, forme la femme et la donna à l’homme.
Une semaine après l’homme vint et lui dit : Seigneur, la créature que tu m’as donnée me rend malheureux, elle requiert toute mon attention, ne me laisse jamais seul, bavarde intensément, pleure sans motif, s’amuse à me faire souffrir et je viens te la rendre car je ne peux plus vivre avec elle.
Bien, répondit Dieu et il prit la femme.
Une semaine après, l’homme revint et lui dit : Seigneur, je me sens très seul depuis que je t’ai rendu la créature que tu as faite pour moi, elle chantait et jouait à mon côté, elle me regardait avec tendresse et son regard était une caresse, elle riait et son rire était musique, elle était belle à voir et douce au toucher.
Rends-la-moi car je ne peux plus vivre sans elle.
Cette nouvelle version des origines du couple est assez édifiante. Nous les femmes insupportables, sommes indispensables au bonheur des hommes !
Et qu’en est-il de notre désir ? Nous aussi ne pouvons-nous plus vivre seules après avoir connu l’homme ? À quelle sorte de relation aspirons-nous au sein d’un couple ? L’amour passe-t-il forcément par là ? Et qu’en est-il de celles qui vivent entre elles comme l’illustratrice de ce numéro d’étoiles d’encre ?
À travers des discussions, des textes de fictions ou des récits, c’est à ces questions et à d’autres que nos auteures ont tenté de répondre…
Marie-Noël Arras
Edito Marie-Noël Arras
Carte blanche à Leïla Sebbar
Elisabeth, Samira, Odette et les autres
Les Algériennes d’Elisabeth Trouche
Lettres de Samira Negrouche
Lettre de Marie-Noël Arras
Odette du Puigaudeau par Monique Vérité
Une artiste à Etoiles d’encre : Marion Senones
Biographie par Monique Vérité
Forum
Un en deux ou deux en un ? Rosa Cortes
De vive voix
L’être à deux Maïssa Bey et Marie-Noël Arras
Variations sur l’être à deux
Le malentendu Behja Traversac
Le vieux buffet Anne Lanta
Enfant(s)illages Anne Poiré
Doutes ou certitudes Blandine Bergeret
L’éternité tutoyée Valéry Meynadier
Peut-être n’avons-nous pas fini de nous aimer ? Elena Serra
Heurs, malheurs, bonheurs Brigitte Prados
Ulysse Cécile Oumhani
Portraits Lou Vernet
Amour et dépendance Michèle Bayar
« Ces mille petits riens qui ne sont jamais à leur place… » Staali Keltoum
Troisième et dernière nuit de Tlemcen Catherine Rossi
Elle regarde la mer Simone Salgas
Panta Rei Sonia Ristic
Sensualité Claire Gérard sur un dessin de Marie-Lydie Joffre
Elle dans sa nudité Carole Menahem-Lilin
Petites scènes de vies conjuguées Maïssa Bey
Aube blanche Sarah M. Kieffer
Mémoire et Histoire
Sidi-Bel-Abbès par Elisabeth Trouche
Lettre à Mohand Gisèle Cuny
La vieille demeure arabe d’une famille Zénète Tifa Salem
Margot et Pierre Françoise Bezombes
La clé sous la porte
Randonnée dans les oasis de l’Attar Michèle Alex Blésés
Femmes poètes des balkans traduits par Cécile Oumhani
Kristina Nikolovska, Maja Gjerek, Lana Derkac, et Diana Burazer
Entre nous
Des auteures du livre « Mon père » ont lu les textes :
Article du Midi Libre Amina Saïd
Le héros magnifique de ces filles Karima Berger
Comment taire ? Annie Cohen
Pour une Histoire sociale « intégrée » du Maghreb et plus particulièrement de l’Algérie Fanny Colonna
Entretien France Culture entre Leïla Sebbar et Colette Fellous
Lettre à B. Traversac Annie Cohen
Dire Keltoum Staali
À livres ouverts
Nouvelles parutions :
Le vertige du silence Véronick Bournel
Ma mère toute bue Valéry Meynadier
Article du Hérault de Montpellier
Article de La gazette de Montpellier
Filiations dangeureuses Karima Berger
Plus loin que la nuit Cécile Oumhani
La grande foire des dattes Odette du Puigaudeau
Parutions : Par delà le miroir… Catherine Rossi
C’était leur France, Algérie avant 1962 ouvrage coll. dirigé par Leïla Sebbar
Bleu, blanc, vert Maïssa Bey
Article de La gazette de Montpellier sur Mon père
Notes de lecture :
Éclats d’enfance Dominique Godfard par S.L. Crohem
Najib l’enfant de la nuit Geneviève Briot
Jeux d’écritures
Les enfants de la Bibliothèque de Sidi-Bel-Abbès
Biographies des auteures
Illustrations : Marion Sénones, les Guallino, Catherine Rossi, photos coll. privées
Le vieux buffet
Anne Lanta
L’appartement était douillet, non, ce n’est pas le mot, d’ailleurs on allait déjà vers l’été et les fenêtres étaient grandes ouvertes à la tiédeur du soir. Il était coquet, non, tout simplement agréable, tout y était bien en ordre, rationnel, sans rien d’austère, les plantes vertes y vivaient bien leur vie. Quand on y pénétrait, on savait aussitôt que les gens qui vivaient ici faisaient ça en harmonie. C’est tout.
Ils accueillaient d’ailleurs joyeusement, faisaient tout visiter, parlaient longuement de l’histoire de leur ficus benjamina sauvé du désastre, comme si les plantes étaient pour eux des enfants qu’il faut aider à grandir.
Jean-Claude disparut dans la cuisine. Il en venait des odeurs musquées de cumin et de coriandre, il s’y préparait un petit festin de là-bas, ce qu’il pouvait offrir de mieux à ses invités de marque, de cœur. Patrick mettait le couvert soigneusement, coquettement, et on avait faim.
Et nous étions maintenant tous les quatre, deux hommes, deux femmes, à parler de tout, à parler de nous. Les choses étaient si simples, les arrières-pensées elles-mêmes étaient bienveillantes, elles s’appelaient bons souvenirs. Jean-Claude évoquait le temps où nous avions ensemble réveillé le village à la garrigue dormante, ressuscité les Carnavals et les Saint Jean, où nous étions devenus des comédiens naïfs et convaincus qui jouaient Obaldia, ces années où nous avions cru à l’utopie. Celle-là était morte, comme tant d’autres, mais rien que d’en parler on y croyait toujours.
Manon était en beauté. Les années lui allaient bien, elles avaient fait d’une femme indécise et crispée une femme bien en phase avec elle-même, de celles qu’on dit épanouies. Il s’était écoulé tant de temps depuis ce jour-là : une chambre à la maternité, ce bébé si petit qui repose auprès d’elle, Jean-Claude qui vient avec un bouquet de roses, regarde tout ça d’un regard perdu, et dit en pleurant… Elle y croyait à peine et puis elle fait front ; toute la famille hurle au scandale. Elle sait, elle, que cet homme qui s’en va l’a aimée plus qu’elle-même ne l’a aimé, elle se souvient de lui déjà, comme elle s’en souviendra toujours, il ne lui reviendra jamais comme, peut-être, s’il était parti avec une autre femme. Mais elle aura été la femme de sa vie, et après tout elle l’est toujours, il n’en aura plus d’autre.
Jean-Claude apporte le tajine dans son plat de terre cuite, les légumes y sont confits dans la sauce parfumée, la viande croustillante, nous allons partager tous les quatre ce bonheur, le vin du pays monte au cœur et nous sommes quatre complices d’une histoire de tendresse. Manon et Jean-Claude sont deux vieux amis qui se retrouvent en toute gaîté, ils pourraient être, sur un cliché volé, deux esseulés qui commencent à se plaire ou un couple heureux qui n’a pas fini de se séduire. Leur passé leur revient en douceur, ils parlent avec animation du sort de leur vieux buffet de cuisine tout défraîchi qui ne finira pas à Emmaüs mais sera repeint par Jean-Claude, et chaque fois qu’elle reviendra, elle se retrouvera dans la cuisine d’autrefois, elle n’a jamais voulu tuer ce passé-là.
Patrick a préparé le dessert, il apporte les coupes de fruits aux crèmes parfumées, tout ce que fait Patrick est empreint de cette attention à l’autre, de cette gentillesse bienveillante et tranquille, et Manon dit parfois qu’elle ne pouvait pas souhaiter de meilleur compagnon pour son ex… Il arrive parfois que l’eau de rose, cette essence affadie, embaume de sa douceur de vraies histoires humaines. Je savourais mon bonheur d’être là ce soir, leur amie à tous les trois, partageant leur complicité pour le pari contre les ruptures obscènes et la mise au rancard des vieux buffets des cuisines où se mijote l’amour.
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