Revue 23-24 – L’exil et la demeure

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Nous voilà au coeur de ce numéro méditant sur ces phrases de René Depestre : « [l’exilé] Déchiré par la perte de ses racines, n’étant personne, il vit dans la quête désespérée du « retour au pays natal ».

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ISBN : 2914467281 Catégorie :

Description

Nous voilà au coeur de ce numéro méditant sur ces phrases de René Depestre : « [l’exilé] Déchiré par la perte de ses racines, n’étant personne, il vit dans la quête désespérée du « retour au pays natal ». Depuis Ovide, en passant par Dante, Hugo, José Marti, de grandes figures de l’exil ne manquent pas. Ce n’est pas mon humble cas. Le conseil de ma mère reste présent en moi : garder deux ou plusieurs fers au feu, le chez-soi et le chez-autrui… »

« Dans mon pays
les oranges sont citrons
et les citrons sont oranges
les labyrinthes sont simples
et les fruits font beaucoup de bruit en naissant »

Commencer un édito avec quelques vers d’un poème d’Anouar Benmalek, intitulé « Dans mon pays », peut paraître étrange à celles et ceux qui ne connaissent ni Anouar et sa capacité à écrire entre exils et demeures, puisqu’il nous surprend toujours aves les thèmes de ses romans, lui qui, né en Algérie prend pour espace de ses livres des territoires lointains et différents, ni le goût que nous avons dans Etoiles d’Encre pour les êtres et les paysages multiples et suscitant le voyage des mots à leur rencontre.

On peut être en exil à l’intérieur de sa cité parmi l’exil de ceux avec lesquels on vit chaque jour, exil qu’ils ne cessent de raconter et qui devient de plus en plus mythique à mesure que le pays d’origine s’éloigne mais qui nourrit le présent de rêves et d’une sensualité faite de parfums, de couleurs et de sonorités qui sont aussi les nôtres. Et l’on peut faire sa demeure de cette étrangeté venue à nous comme une offrande d’ailleurs, que tant de peintres, de poètes et de simples voyageurs ont été chercher dans ces lointains lumineux. Nos paysages de banlieues et de périphéries sont oranges et citrons offerts par les mains de l’« étranger », l’ami étranger venu de ces contrées chères à Rimbaud qui est allé y chercher une autre maison que celle des mots.

Embarqué pour Gênes et Alexandrie, surveillant d’une carrière au désert dans l’île de Chypre puis gardien au palais du Mont-Troodos, il cherche du travail dans tous les ports de la Mer rouge, Djeddah, Souakim, Massaouah, Hodeidah… avant d’arriver à Aden, ce « roc affreux, sans un seul brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne… » Rimbaud et son éternelle fuite vers le désir d’étrangeté et d’inconnu qui le mènera au Harar vendre le café, les peaux, l’ivoire et puis… Combien sont-ils ceux qui parmi les jeunes garçons et filles des cités, les enfants de la troisième génération d’immigrés, songent peut-être à une destinée aussi incroyable, mais qui, pris entre exil et demeure ne savent où se joue leur destinée. Voyageurs immobiles, il ne leur reste plus sans doute, à l’inverse de ce qu’avait décidé Rimbaud, qu’à inventer leur histoire en la taggant sur les murs qui sont leur unique carnet de bord, tel un Journal de voyage imaginaire.

Et justement ce thème de l’exil et la demeure nous a fait voyager au fil des pages du Journal de mes Algéries en France de Leïla Sebbar qui, après le livre Mes Algéries en France, dont il avait été question dans le numéro précédent des Etoiles, commence ici un Journal racontant ses deux pays de naissance et de vie et l’histoire des gens qu’elle y a rencontrés, aimés, auxquels elle a rêvé et dont elle nous parle au cours d’un entretien que nous avons fait avec elle pour ce numéro. Leïla poursuivra à partir du numéro suivant qui aura pour thème « Destination désir », et dans chaque Revue son Journal de mes Algéries en France, nous offrant ainsi de participer à sa quête de liens à renouer sans cesse entre ces multiples ailleurs qui sont « chez nous ».

Un autre exil est celui de Mili Presman, peintre d’origine argentine qui illustre ce numéro avec ses toiles où les valises emportent au loin mémoire et illusions. Arrivée à Paris très jeune après une brève escale dans l’Espagne festive des premiers temps qui ont suivi la mort de Franco, au moment où la junte militaire se refermait sur l’Argentine, Mili continue d’y tracer son chemin entre son atelier à la Forge de Belleville, ancien squatt désormais loué par des artistes organisés en association, une belle histoire d’amour et d’amitié en Egypte où elle à rencontré sa seconde famille, et sa famille d’origine en Argentine.

L’histoire qu’elle nous raconte, illustrée des poèmes de Fernando Pessoa et des textes courts de ses amis Santiago Funes et Nathalie Ouakratis, mêlée aux photos de ses peintures où les personnages semblent toujours en mouvement dans un espace qui donne le vertige et tourbillonne autour d’escaliers infinis, de halls de gare ou d’aéroports, de places entourées d’immeubles immenses et tournoyant au milieu d’un ciel lointain, est celle des séparations et des départs que nous avons tous un jour à affronter. Comme l’exil des fils d’immigrés des cités nous parle de notre propre errance, les valises de Mili sont pleines de nos nostalgies et de nos quêtes, de nos gares d’enfance où nous ne cessons de revenir.

Avec les textes de Frédérique Bréchet « La voix de mes ancêtres » qui nous renvoie à la violence de l’esclavage et à ses servitudes actuelles pas encore disparues de nos inconscients, et de Patrick Larriveau « Le sourire blanc du crocodile » nous plongeant à travers une écriture aux sonorités africaines dans le quotidien cruel et passé sous silence des « sans-papiers », nous rejoignons le récit douloureux d’Aïcha Kherfa fille de Harki, « Ma patrie est une âme perdue », dans la quête d’un « chez soi » toujours se refusant. Le texte solaire d’Arl Lafleche Crohem, « Djalna et les trois femmes du soleil nous emporte vers la demeure que Khalil Gibran nomme si joliment « le corps élargi », ce corps à l’intérieur duquel Djalna aux confins du désert à choisi de danser ivre d’espace et de lumière.

Mais peut-être n’y a-t-il pas d’autre demeure justement que celle de tous nos exils réunis en mille histoires racontées et offertes tel un grand panier de citrons et d’oranges à celle et à celui qui passe. Car ainsi que le dit Dallal, le petit garçon du camp de Sabra dans les mots du poème, « et les fruits font beaucoup de bruit en naissant ».

 Dominique Le Boucher

À la recherche de l’éléphant blanc

J’ai toujours aimé voyager en avion, me sentir des ailes et décoller, pour de vrai. Est-ce une fuite cette envie perpétuelle d’ailleurs ? Je ne sais. Toute petite, j’interrompais mes jeux dans le jardin en sautant de joie, le doigt pointé vers le ciel : « Une avion, une avion ! » (Ne pouvais-je le concevoir qu’au féminin ?…) et je restais ensuite longtemps à rêver en scrutant la longue traînée qui traversait mon horizon trop étroit.

Même sensation avec les cartes de géographie en relief de mon école, que je retrouvais lors de mon premier décollage.

Je m’étais juré de ne jamais avoir de maison à moi, pas de fil à la patte. Pouvoir partir quand je voudrais.

Le hasard des rencontres en a voulu autrement.

Ma maison, construite avec l’amour de mon compagnon de vie, je l’ai faite mienne. C’est le havre de paix, la halte nécessaire entre deux voyages. A chaque retour, même si l’absence a été courte, un sentiment de plénitude m’envahit. Une reconnaissance intime. J’en fais le tour, je visite chaque pièce, me penche sur chaque plante, sur chaque fleur du jardin, et pour un instant, pour quelques jours, je me sens chez moi. Oui, pour quelques jours, pas plus. Les racines, pourtant nombreuses et solides qui m’y retiennent ne suffisent pas. Très vite le besoin de repartir me reprend, le besoin de chercher ailleurs des racines lointaines que je ne pouvais trouver jusqu’à… jusqu’à maintenant, jusqu’à ce jour dernier où, après l’enterrement de mon père, ma mère m’a enfin dit d’où elle venait, m’a enfin raconté a enfin rompu le pacte du silence.

Je ne pouvais pas savoir : souffrant de sa double appartenance, il avait voulu me protéger. A la maison, entre eux ou avec moi, une seule langue parlée : le Hollandais, la langue de notre carte d’identité. Jamais, devant moi, ils ne parlaient du passé. Pourtant des paysages d’ailleurs fleurissaient mes rêves et je sus très vite que je n’étais pas née ici. Les enfants de l’école m’ont vite fait comprendre que j’étais différente, leurs yeux ronds, leurs cheveux blonds… rien ne me ressemblait. Très vite je compris de quel continent nous venions, mais pas de quel pays. A chaque question, la réponse donnée était invariablement la même : «  Je suis militaire dans l’armée hollandaise, nous sommes hollandais, tu es hollandaise, le reste n’a pas d’importance ».

« – Ton père est né en Indonésie d’un père hollandais et d’une mère javanaise. Engagé dans le KNIL (armée coloniale hollandaise) il est fait prisonnier de guerre par les Japonais qui le font travailler en Thaïlande pour leur chemin de fer. Après leur défaite, il se retrouve à Bangkok où il m’a rencontrée. Lorsque l’Indonésie se révolte, il m’emmène illégalement sur un bateau militaire afin que je vive là-bas avec lui. Et puis, l’indépendance a été proclamée, et nous sommes revenus chez moi, en Thaïlande, mais à Chiangmai où tu es née. J’y ai été heureuse. Mais très vite ton père a voulu que tu reçoives une bonne éducation et c’est pourquoi nous sommes venus vivre ici… jusqu’à sa mort. Il voulait faire de toi une vraie hollandaise. Par amour pour lui, j’ai obéi à son désir malgré toute la souffrance que j’en ai ressenti. J’ai appris la langue, je me suis imprégnée de cette culture qui n’était pas la mienne, je me suis fait des amies. Malgré tout, je n’ai pas cessé de me sentir toujours étrangère, toujours en exil. Aujourd’hui, je voudrais retrouver mon pays, ma famille peut-être et le faire avec toi, parce que j’ai toujours senti à quel point tu as besoin de tes racines pour mieux t’ancrer sur cette terre, mais je suis trop vieille, trop fatiguée… »

Bouleversée, je remerciais cette mère toujours si douce, si calme, si souriante qui, par amour, m’avait toujours caché son désarroi,  et je lui promettais de faire un jour ce voyage tant désiré et de tenir pour elle un journal.

14 février 2005 : Dès mes premier pas dans l’avion, ravissantes et délicates dans leurs habits de soie, les hôtesses de l’air s’inclinent en joignant les mains : « Sawadi Kah ». Le service est d’un raffinement digne des meilleurs restaurants asiatiques ;  je suis conquise…

15 février : Arrivée à Bangkok à 6h du matin dans une aérogare aux dimensions impressionnantes. Je prends l’un des nombreux taxis luxueux garés aux abords de l’aéroport. Premier choc : les contrastes de cette mégalopole ! Des tours hyper modernes côtoient des maisons de bois, d’immenses panneaux publicitaires surplombent une végétation luxuriante, et sur l’autoroute aérienne, les grosses voitures asiatiques défilent sans discontinuer. Beaucoup sont conduites par des jeunes femmes. De magnifiques bougainvillées rouges, jaunes, blancs et orange bordent l’autoroute.

A peine sortie de la voiture climatisée, je suis surprise par l’atmosphère chaude et humide. Dans la chambre d’hôtel, je me précipite dans la salle de bains ;  douche froide, pour tenter de me rafraîchir avant de me lancer à la découverte du pays de ma naissance. Vais-je le reconnaître ? Dans le sens de cette reconnaissance intime qui relève de l’inconscient. Vais-je me sentir enfin chez moi ? Toutes questions qui me hantent.

Après avoir flâné dans la petite rue de l’hôtel, découvert les plantes en pots sur les trottoirs, les magasins qui servent également de logements, les hôtels multiples avec leurs petits personnages variés et leurs offrandes (nourriture, fleurs, argent…), les vélos et les tuck tucks (mobylettes-taxis) je débouche sur une avenue très touristique, Kosan road et je fuis très vite les marchands de vêtements et de souvenirs. Dans les rues avoisinantes, ce sont toujours les contrastes qui me frappent : immeubles très modernes et très vieilles maisons, magasins rutilants où l’on ne rentre que pieds nus et anciennes boutiques où la vue de vieux asiatiques assis sur des rocking-chairs me rappelle les films en noir et blanc sur l’Indonésie ou le Vietnam, restaurants chics ou Mac-Donald et cuisines ambulantes tenues par des femmes qui envahissent les trottoirs… Les odeurs de cuisine, et les fortes senteurs des épices me rappellent tes plats, maman ; cela tu me l’avais transmis. Tout en dégustant des jus d’oranges pressés à la demande, des ananas découpés et des mangues, je marche, je marche jusqu’à ce que la nuit tombe. Dans la ville à présent illuminée de néons,  il fait toujours aussi chaud. Je suis fourbue. Après avoir mangé un riz au crabe, je rentre dans ma chambre climatisée. Encore une douche froide. Bien installée sur le lit,  je me plonge dans mon guide pour m’imprégner encore plus de cette ville si vivante avant de m’envoler pour Chiangmai à la recherche de ta famille.

16 février : Visite du Palais royal et du temple. Je suis sortie très tôt de l’hôtel en espérant avoir un peu d’air frais, mais dès le matin le thermomètre affiche 34°. Le long des rues les Thaïlandais sont déjà attablés. Ils mangent de la soupe. J’ai l’impression qu’ils mangent à toute heure de la journée. Dans les parcs de nombreuses personnes pratiquent le Taï Chi sous un ballet de cerfs-volants. Je reste des heures à admirer le Palais royal avec toutes ses mosaïques de couleurs, ses bois rouges, ses peintures, ses statues, son temple (Wat) avec le Bouddha de jade et enfin l’immense Bouddha allongé, le Wat Pho. Je suis émerveillée. Des gens qui pratiquent un tel art ne peuvent qu’être bons, me semble-t-il. Peu de touristes ce matin mais beaucoup de Thaïlandais venus faire leurs offrandes et prier. Les colliers de fleurs, les lotus, les bougies, les encens ne sont pas là pour les touristes, j’ai l’impression que cela fait partie des courses quotidiennes. Là aussi le modernisme n’a pas atteint la tradition.

L’après-midi je prends une petite embarcation pour découvrir les berges des klongs, les affluents de la grande rivière Chao Praya. Nous sommes au cœur d’une capitale surpeuplée et nous sommes en pleine campagne : les maisons sur pilotis sont entourées de bananiers, d’avocatiers de manguiers, de champs de lotus ; certaines sont misérables et d’autres très luxueuses avec pelouses, orchidées accrochées aux branches des arbres et piscine. Nous rencontrons des  jonques de marchands de légumes, de poissons, de fleurs ou de plats cuisinés. Je ne peux refuser le collier de jasmin ou le pain de mie à jeter aux poissons. Le chauffeur, lui, me réclame une canette de bière et un repas de nouilles.

Avant de rentrer à l’hôtel, je m’arrête dans un des nombreux salons de massage et confie mon corps épuisé à une femme qui a le même sourire que le tien. Sous ses mains expertes, je redeviens la petite fille qui s’endormait pendant que tu la massais en lui chantant une berceuse. Les sonorités me reviennent et je sais à cet instant que tu dérogeais à la règle établie par papa.

17 février : dernier jour à Bangkok, je décide de prendre le métro aérien assez loin de mon hôtel. Pour accentuer le contraste je m’y rends en tuck-tuck, et je trouverais cette façon de visiter géniale si ce n’était la  pollution ! Cette fois je découvre une ville futuriste : les voies aériennes se chevauchent. Sur les quais, les écrans télé passent de la publicité en boucle. Le métro est hyper moderne et rutilant de propreté… Les diverses stations donnent accès à des centres commerciaux, tous plus luxueux les uns que les autres. Depuis le restaurant japonais situé au dernier étage de l’un d’eux, je regarde par la fenêtre : en bas, assis autour des tables disposées sur le trottoir et protégées de parasols multicolores, les employés de bureaux se dépêchent d’avaler leur repas. La circulation est impressionnante. Je rentre en taxi-meter admirant le calme imperturbable du chauffeur.

18 février : Arrivée à Changmaï. A l’hôtel où je suis descendue, je montre la seule adresse que tu m’as donnée, celle de ta sœur. C’est chez elle que je suis née, m’as-tu dit. L’hôtesse d’accueil me désigne l’endroit sur la carte et m’appelle un taxi. Une colline d’où se détache un immense Bouddha surplombe la ville. Appréhendant un peu ce qui m’attend, je demande au chauffeur de m’y emmener. Non seulement il y consent, mais il me sert de guide et m’enseigne la vie de Bouddha en commentant les peintures détaillées qui entourent le temple. Le personnage qui me séduit le plus est la déesse de la terre qui, en pressant sa longue tresse, noie les diables tentateurs qui entourent le jeune Bouddha. Il m’explique aussi que je peux faire une prière en faisant sonner les énormes cloches. J’apprends que si l’on se tient à genoux ou assis dans les temples, c’est parce que notre tête ne doit pas dépasser celle des statues.

Mais l’heure est venue d’aller à la rencontre de mon passé.

Je ne vois plus rien pendant le parcours. Dans le centre de la ville des dizaines de mobylettes nous doublent mais je n’entends que les battements de mon cœur. Mes mains moites s’agrippent au petit sac de soie où se trouvent les photos que tu m’as confiées. Une impatience mêlée d’appréhension me submerge au moment où le tuck-tuck s’arrête dans une petite ruelle. Devant une maison de bois, une femme étend du linge sur le trottoir, c’est un des nombreux endroits où l’on peut faire laver son linge pour quelques baths. Mon chauffeur, à qui j’ai expliqué ma requête, la questionne pour moi. Oui, elle a bien connu ma tante mais celle-ci a quitté ce monde et ses enfants ont vendu la maison. Devant mon visage attristé, la femme se met à sourire : « Tu ne dois pas être triste, la vieille femme a bien vécu, elle était fatiguée mais heureuse à la veille de sa mort. Elle disait qu’elle allait enfin retrouver sa sœur… ses enfants lui tenaient la main. » Ses enfants ? J’avais donc des cousins ? « Oui, un garçon et une fille, tu trouveras Cam-ngaï à la réserve des éléphants et Madjane à la fabrique de sculpture en bois ». Le savais-tu maman ?

Bouleversée par cette découverte, je lui réponds juste merci dans sa langue : « Kopen Kah » et demande au chauffeur de me reconduire à l’hôtel.

J’ai besoin de temps pour affronter cette nouvelle donne de ma vie. Après une sieste où je dors profondément, je vais à la fabrique. Assise près de l’entrée, une femme semble surveiller les entrées et sorties. Je ne peux que prononcer plusieurs fois le nom de Madjane. Elle me désigne une jeune femme, vêtue de façon plus occidentale que les autres, absorbée dans son travail.  Je vais vers elle. Avant de me présenter, je la regarde. Sur un morceau de teck, elle sculpte une scène de village. J’admire la précision de ses gestes. Au bout d’un moment, sentant ma présence, elle lève les yeux vers moi.  A cet instant, les mots, les explications sont inutiles. La ressemblance est si frappante qu’elle se met à rire sans pouvoir s’arrêter. Sa mère lui a si souvent parlé de moi qu’elle m’attendait, confiante dans notre destin et dans des retrouvailles qu’elle savait proches, inéluctables, pour avoir ardemment prié et interrogé les dieux.

Très vite, nous nous découvrons, à la fois différentes et si semblables… elle m’apprend qu’elle est mariée à un Hollandais qui organise des circuits touristiques. Ils ont une petite fille…

Madjane demande l’autorisation de quitter son travail.  Elle m’emmène derrière elle sur sa moto pour attendre sa fillette à la sortie de l’école. Demain c’est la fête de fin d’année, j’en serai…

Le soir, alors que tout le monde s’est endormi, nous parlons longuement toutes les deux, comme pour rattraper tout le temps perdu. Nous avons tant de choses à nous dire, tant de moments à partager. L’aube surprend nos éclats de rire….

De fait, je ressens très vite que mes racines sont là. Dans ce lieu, dans cette famille où, curieusement je me sens… comment dire ? Chez moi tout simplement. Ce n’est pas une question de paysage ou de culture, même si c’est important. Mais, profonde et mystérieuse, une histoire toute simple d’êtres humains.

Madjane ma sœur, tu as en quelques instants comblé le manque qui, au cœur même de mon ignorance et malgré ma famille aimante, me lancinait. En me racontant ta propre enfance, tu combles les espaces vides de la mienne.

Cette nuit-là un éléphant blanc vient me rendre visite. Majestueux, avec ses immenses oreilles nervurées et ses longues défenses blanches recourbées vers le ciel, il semble à peine toucher le sol, mais au moment où je tends la main pour le caresser il disparaît dans la brume.

19 février : c’est le week-end. Après la fête de l’école qui ressemblerait à toutes les fêtes d’école que j’ai connues enfant, si ce n’étaient les somptueux costumes, nous partons toutes deux vers le nord pour retrouver Cam-ngaï. Nous avons décidé de ne rien lui dire. Je vais jouer à la touriste et monter sur son éléphant.

Dès notre arrivée dans la réserve, je suis impressionnée mais pas dépaysée. Te souviens-tu maman que j’ai toujours été attirée par cet animal que j’allais souvent voir au Zoo de la ville ?  L’explication est peut-être là.

A présent que je suis perchée sur son dos, il me fascine comme jamais auparavant. Le balancement régulier de cette masse m’emplit d’une douce sensation d’intimité. Et dans cette lente progression, quelque chose se dénoue en moi. Sous la conduite de son cornac et sous les légers coups de la gaffe, l’éléphant  monte et descend les sentes en se faufilant entre les immenses tecks. Au loin, j’aperçois des maisons au toit de chaume au milieu des rizières et des charrettes tirées par les buffles. Un sentiment de sérénité totale m’envahit. L’éléphant traverse une rivière alors qu’un martin-pêcheur s’envole un poisson dans le bec, gravit la berge et s’arrête sous un tamarinier où se trouve une petite estrade. Pendant que nous descendons Cam-ngaï lui donne des cannes à sucre. Il ressemble très peu à sa sœur. Il ne parle pas anglais. Le visage buriné, les paupières mi-closes à force d’épier la lumière des sous-bois, il semble en harmonie totale avec la nature. C’est avec un sourire de plus en plus large qu’il accueille les propos de Madjane. Je ne sais pas ce qu’elle lui dit. Il n’a pas l’air étonné. Et lorsque, contrairement aux habitudes des gens de ce pays, il m’ouvre les bras et que je pose la tête sur son épaule, je sais que mon errance est terminée.

L’éléphant blanc revient désormais chaque nuit, il lève la patte pour me laisser grimper sur sa nuque comme me l’a appris Cam-ngaï et m’entraîne vers une montagne qui se détache peu à peu dans le brouillard. Sur le sommet un arbre brille de mille feux. A ses pieds deux femmes se parlent. Leurs longues tresses noires se détachent sur leurs tenues de soie blanche. Elles ouvrent des fleurs de lotus. Leurs voix, comme un doux murmure, m’apporte la sérénité.

Marie-Noël Arras

 

avec Chantal Lefèvre directrice de l’imprimerie Mauguin à Blida

Chantal[1], lorsqu’à l’Ambassade de France le conseiller à la culture m’a proposé d’imprimer nos livres chez une française vivant à Blida, mon étonnement a été grand et, au-delà de la question du travail, j’ai eu envie de te rencontrer pour connaître ton parcours. Lors de nos discussions, j’ai appris que tu es née ici en Algérie, partie plusieurs années et revenue bien des années plus tard. Le thème de ce numéro est « L’exil et la demeure ». Tu m’as montré ta demeure d’aujourd’hui où il m’a semblé que le temps s’était arrêté ou presque…. Tu m’as dit y avoir fait juste quelques transformations pour te l’approprier mais en respectant au maximum l’esprit de ce lieu, le souvenir de ta famille qui l’a construit. Cet amour des murs et des objets que j’ai ressenti en toi me laisse supposer que le temps de ton exil a été un temps de nostalgie trop douloureux pour ne pas y mettre fin. J’aurais aimé avoir un long entretien avec toi mais comme tu es trop occupée je te propose de jeter sur un papier les impressions qui te viennent lorsque tu entends ce mot : Exil.

Exil : définition du Larousse : obligation pour quelqu’un de vivre éloigné d’un lieu…

1962 : 17 ans : Départ. Déchirure, pas d’autre issue.

Vers l’Espagne, Madrid. Statut : étrangère.

Madrid : étrangère en terre étrangère et non pas étrangère dans son pays, la métropole que je ne connaissais pas. C’est bien, c’est plus facile ; on baisse un rideau sur le pays d’origine, son pays, on tente de ne plus revenir en arrière, de ne pas se raccrocher aux souvenirs, de se couler dans un pays qui vous accueille.

Tout est nouveau, la langue, les gens, les coutumes. Tout pousse à (se) découvrir, à créer son espace, sans souvenirs. Pas de comparaison. Ce qui est passé est passé. Faire face.

Espagne. Terre d’accueil, de décantation, d’amitiés profondes, de découvertes, de formation, d’affirmation.

Mais le passé, un jour, emprisonné par le rideau, pousse en avant. Ce ne sont pas des souvenirs d’enfance, des scènes, des personnes qui apparaissent, mais bien plus : l’espace géographique, la terre, l’air, les lumières, les sons, les senteurs.

25 ans après, un besoin de revoir, de sentir le pays. Approche prudente à la découverte de paysages inconnus, les oasis et un passage furtif à Alger. Retour à la maison, accueil chaleureux. Cette première rencontre me met face aux réalités de 25 ans à rattraper pour me re-situer, trouver des marques, combler les vides.

Quelques retours périodiques, les années suivantes… Le besoin du pays grandit, prend des proportions insoupçonnées, me prend aux tripes.

1992 : Il faut faire le pas, il faut quitter Madrid, il faut se jeter à l’eau… et re-renaître au pays. Larguer les amarres.

 1993 : Blida, l’imprimerie familiale est là, passé-présent. Passé, lien tangible d’un passé en construction toujours présent. Présent qui doit perdurer non pas dans le passé mais projeté dans l’avenir. Efforts de tous ceux qui y sont. La machine du temps en avant est repartie.

En avant toute.

Ce n’était donc pas la nostalgie que j’imaginais ?

Milan Kundera fait une très belle analyse de la Nostalgie dans « l’Ignorance ». C’est de cette nostalgie -là  dont il s’agit. Elle t’oblige à t’inscrire dans un présent où les autres ont avancé sans toi et  exige encore plus de celui qui revient.

C’est pour cela que tu as pris la direction de l’imprimerie familiale à une période où beaucoup de françaises comme moi quittaient le pays pour fuir le terrorisme ?

Quand je suis revenue en 1993 l’imprimerie était mon lieu de résidence. J’étais sans travail. Mon objectif était de trouver un poste de professeur de FLE (mon activité à Madrid). Ce n’était de fait pas le meilleur moment pour cela.

J’étais à l’imprimerie, dirigée par un de mes cousins, jamais parti du pays. Il m’a proposé de travailler avec lui. Cette perspective m’a comblée (lors de mon départ, j’avais en tête d’y travailler). Pourquoi ? Unique vestige vivant d’un passé que j’avais gommé.  Gommés les souvenirs d’enfance, la vie quotidienne, gommés parce qu’ils sont passés tout simplement. Le présent a besoin de notre énergie, elle-même tirée du passé mais un passé re-visité. Cette imprimerie représentait et représente la volonté de ceux qui l’ont faite et la font vivre (parfois survivre).

Lorsque je t’ai vue dans ton bureau, tu m’as donné cette impression d’habiter ton imprimerie comme on habite sa demeure. Tu n’as pas fait qu’y travailler,  tu t’es totalement investie….

Pour moi, l’imprimerie c’est le texte, la mise en page, l’exactitude,  la belle impression, la belle présentation. Elle me permettait de faire appel aux connaissances acquises dans une période d’apprenti sculpteur à Madrid (la conception, la création d’une sculpture avec ses rondeurs, ses cassures, ses vides, ses angles, ses surfaces lisses ou pas, son équilibre, sa présence dans l’espace) qui sont ici patiemment poursuivies.

L’imprimerie c’est cela pour moi : créer.

Regarder une mise en page : est-elle équilibrée, les blancs sont-ils mesquins, le texte trop lourd ? Regarder les mots, les lettres, leur rondeur, leur vibration. Sont-ils harmonieux ? Et l’impression ? Aurons-nous une belle patine ?

Le beau livre : mon souhait le plus cher car indépendamment de la valeur du texte écrit, le livre est comme une sculpture pour laquelle les séries de transformation effectuées donneront un bel objet.  Bien sûr nous ne sommes pas les concepteurs de la matérialisation  du livre, cependant nous sommes responsables de sa réalisation. Avons-nous compris les consignes, les avons-nous respectées ? Sommes-nous sensibles aux couleurs, à leur tonalité ? Une fois le livre fini, n’y a-t-il pas de défaut ?

Chaque livre devrait être parfait !

Enfin l’imprimerie, pour moi, c’est aussi le travail d’un groupe où chaque partie est concernée par le travail des autres. Que de satisfaction lorsque chacun a joué au mieux sa partition !

L’étincelle est là. Faisons que cette vieille dame vive et vive !


[1] 1 Les éditions Chèvre-feuille étoilée impriment les livres de petits formats à l’Imprimerie Mauguin dirigée par Chantal Lefèvre.

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Edito

De nous à vous

Hommage à Djamel Eddine Bencheikh par Christiane Achour

Chants d’ailes Extraits de livres mêlés à des textes-récits,

Dossier Journal de mes Algéries en France Leïla Sebbar

Lettre à Leïla de Behja Traversac

Voyage d’une fille de banlieue … Dominique Le Boucher

A paraître :

Amours rebelles Quels choix pour les femmes en Islam ? de Behja Traversac

Corde raide de Geneviève Roch

Entretien avec Chantal Lefèvre de Blida

Dossier de l’illustratrice ( Entretien et peintures) : Mili Presman

Pommes de reinettes et pommes d’api
Contes

Mooladé film de Sembene Ousmane

Mooladé Dominique Le Boucher
D’une demeure à l’autre Michèle Bayar
Flash back de Françoise Bezombes

A tire d’elles
Textes d’auteures

Si j’ai pu tisser la Tunisie en moi… Cécile Oumhani
Une maison, c’est une femme Leïla Sebbar
L’exil et les royaumes Eliette-Anne Donnat
L’attardé Marie-Claire Froger
Le mot inconnu Behja Traversac
La lettre à Fernand Sema Kiliçkaya
Seul le bruit de ses pas Maïssa Bey
Ma patrie est une âme perdue Aïcha Kerfah
Chez moi Anne Lanta
Djalna et les trois femmes du soleil Sigrid L. Crohem
La porte est dans les cartons avec moi Valéry Meynadier
La rue de l’exil Gisèle Seimandi
Passant par une nuit déserte Geneviève Roch
 » Le peuple chien  » Dominique Le Boucher

La p’tite hirondelle
Textes inspirés de voyages

Carnet d’Alger Catherine Rossi
A la recherche de l’éléphant blanc Marie-Noël Arras

Les points sur les I
La guerre n’a pas eu lieu Alberte Astaud
Les voix de mes ancêtres Frédérique Brechet

Sacs à malice
Brèves, notes de lectures, mini reportages

Rencontre méditerranéenne à Montpellier

Neige d’Avril, lettre à Salah Stétié de Cécile Oumhani
Notes de lectures

Anatolu, Selma Kiliçkaya
Ma planète me monte à la tête, Anouar Benmalek par Dominique Le Boucher
Mahomet, chemins d’éternité, Salah Stétié,
Mes algériennes, Albert Bensoussan
Images d’Algérie, Une affinité élective, Pierre Bourdieu par Leïla Sebbar
La mort n’est jamais comme, Claude Ber par Martine Roche
Sophonisbe, la gloire de Carthage,Rafik Darragi par Cécile Oumhani
Article de Rafik Darradji – journal La presse (Tunisie)
Les lettres de Tamanrasset, Catherine Rossi
Cercles de lecture et d’expression avec Théâtr’elles : Jardin de femmes
Des nouvelles de  » Paroles et Ecriture  » : la bibliothèque

Poèmes :Auteurs classés selon leur ordre d’apparition dans la revue

Bernadette Ginestet Une Algérie d’argile, La question
Dominique Le Boucher La maison de l’arbre

Perle

Sur le trottoir

Rafia Mazari Haïkaï et bail

Pour revenir se souvenir

Lise Andréa Tchador

D’où je suis

Le crépuscule des clandestins

Hadj Sassi Khadidja de ma fenêtre

Louisette, l’histoire de la perle

Danièle Sirven Leïla

Monique Lorenté D’où viens-tu ?

Anna Lanta Pour qui chante le griot

Jacqueline Herfray Vie

Carole Menahem-Lilin Exil dédoublé

Illustrations

de Mili Presman : couverture et toutes les peintures couleur ou noir et blanc, rubriques inclus sauf celles :

de François Lefèvre : photo

de Jacques Du Mont : photos du dossier

de Louis Fleury : Moolaadé

de Marie-Lydie Joffre : Etreinte ailée

de Catherine Rossi : aquarelles des carnets d’Alger

de Marie-Noël et Myriam Arras : photos de Thaïlande

 

Détails du livre

Poids0,3 kg
Dimensions2 cm
Auteur(e)

Collectif d'auteurs

Editeur

Éditions Chèvre-feuille étoilée

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