Description
Dans ce numéro consacré à l’Algérie, dire le rêve, écrire le rêve, projeter le rêve est symbolique du temps du reflux, du temps de la vie, du « temps retrouvé ». C’était ‘’l’année de l’Algérie en France’’, c’était l’année où on mettait au jour les fragments d’amour murés dans les coeurs et dans le silence depuis si longtemps.
Leïla Sebbar
Ce que je savais de toi. Si peu.
Je te voyais de loin, de l’autre côté du mur, à travers les losanges métalliques verts du grillage, debout contre la pierre, est-ce que des branches de romarin dissimulaient ma curiosité ? Je me rappelle l’odeur des petites fleurs bleues, il y avait bien du romarin, les minces feuilles argentées, et la chanson « J’ai descendu dans mon jardin / pour y cueillir du romarin /gentils coquelicots Mesdames / gentils coquelicots nouveaux… » J’ai oublié la suite, il y avait des coquelicots dans les blés, et des cigognes. Les garçons avec qui tu courais à longues jambes de fille maigre, tu ne portais pas le saroual des filles des maisons où tu n’allais pas. Les garçons criaient à l’arrivée des cigognes « Berraredj ! Berraredj ! », les bras levés vers les oiseaux qui survolaient la terre rouge de leurs jeux de foot avec ballon en chiffons et toi, tu criais avec eux, tu tapais dans le ballon aussi fort que les frères et les cousins des filles qui ne devaient paste parler ni t’approcher, sous peine de coups maternels, ces garçons nous insultaient mes sœurs et moi, où étais-tu dans ces moments de terreur silencieuse, je ne t’ai jamais vue aux côtés de ceux qui hurlaient vers nous, les aurais-tu encouragés, comme les femmes des guerriers musulmans lorsqu’ils allaient à la bataille contre polythéistes et chrétiens, elles criaient plus fort que les hommes, les défiaient dans leur honneur, et toi à l’heure de l’école, si tu avais été de la bande, je pense que tu aurais, non pas donné du courage, mais en tête, tu aurais brandi des cailloux sans les lancer vers nous et tu nous aurais insultées, nous, les filles de la Française, protégées par un frère aîné et un père, avec une maison, du pain et des gâteaux, un lit pour chacune, des draps fins et des couvertures de laine blanche, tissée à Tlemcen, les jours d’hiver, ces étrangères choyées, des ennemies, des Nazaréennes, tu n’aurais peut-être pas imité les garçons dans leurs gestes de garçons, obscènes, je dis peut-être, je ne suis pas sûre, fille tu vivais comme un garçon parmi les garçons des rues, mais ils avaient une mère et une maison. Et toi ?
J’ai dû poser des questions, ou mes sœurs.
« Orpheline, c’est une orpheline… » Ce mot je l’avais lu dans les livres illustrés de la collection Rouge et or, les miens, ceux de mes sœurs, je les lisais tous, orphelins et orphelines, Rémi, Heidi, Perrine… Je les retrouvais d’un roman à l’autre, presque toujours des séries jusqu’à la mère retrouvée par miracle, rarement le père. Ainsi, une orpheline en chair et en os, toi, turbulente et intrépide, tu pouvais vivre la nuit, le jour, sans surveillance, libre de tes gestes et de tes cris, de tes amis aussi. Des garçons toujours. Et ils ne t’insultaient pas. Tu jouais avec eux sur le stade, dans la rue le long des cyprès du domaine, dans les wagons abandonnés de la vieille gare où nous allions par effraction, pas dans les wagons, seulement sur la petite esplanade cimentée de la gare, je ne t’ai pas rencontrée au bout de cette route, la seule goudronnée ou encore chemin de terre ? Jamais je ne t’ai vue seule, marchant comme mes sœurs et moi, vers le village ou le long de la voie ferrée, lorsque nous ramassions des asperges sauvages, très minces et très vertes, pour l’omelette du soir. « Orpheline ». Tu n’allais pas à l’école, ni chez les filles, ni chez les garçons. Une natte sur terre battue dans une maison pauvre qui te prêtait son toit, je pense, et le casse-croûte des journaliers dans les vignes, les oliveraies, les orangeraies, du travail pour chaque saison et les moissons, un travail d’homme pour une orpheline dont les familles, nombreuses, déjà, ne voulaient pas au village. Et les ouvriers agricoles, les petits colons, comment tu as su te défendre. Est-ce que tu t’es défendue ?Les servantes du domaine, celles qui ne se donnaient pas pour quelques sous dans les fossés et la paille, des femmes dont les enfants n’auraient pas mangé sans elles, domestiques, les longues journées, la paye irrégulière, injuste, les humiliations, elles devaient résister au désir de fuite, abandonner tout, les enfants, le gourbi, la misère, les coups… Mais non. Elles n’abandonnaient pas et les plus jeunes, les plus jolies, la préférence des maîtres, celles dont on réservait les forces et la beauté pour d’autres tâches, ces femmes-là, dans la maison du domaine nourries, habillées, baignées, parfumées, si elles ne voyaient pas une rivale dans l’orpheline, toi, l’orpheline trop brune à cause du soleil, maigre et sale, elles te donnaient une petite, toute petite hospitalité et tu acceptais.
Safia.
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