Mon père

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Mon père
Mon père

Trente et une femmes. Elles ont choisi le territoire du livre et du savoir. Le père né et élevé au Maghreb : Tunisie, Algérie, Maroc, dans l’une des cultures musulmanes, juives, chrétiennes ou laïques, a transmis à sa fille son goût des lettres et des sciences, transgressant ainsi l’ordre patriarcal qui, partout, infériorise une fille…

ISBN : 9782924467384 Catégories : , , Étiquettes : , , , , ,

Description

Trente et une femmes. Elles ont choisi le territoire du livre et du savoir. Le père né et élevé au Maghreb : Tunisie, Algérie, Maroc, dans l’une des cultures musulmanes, juives, chrétiennes ou laïques, a transmis à sa fille son goût des lettres et des sciences, transgressant ainsi l’ordre patriarcal qui, partout, infériorise une fille…

Ecouter sur babelmed Wassyla Tamzali et Annie Cohen

ou encore Cécile Oumhani à l’Institut du Monde Arabe

Elles racontent, dans un cours récit inédit, cette aventure complexe, singulière, qui a fait d’elles des «femmes du livre», des femmes libres.Les livres de la fille seront le lien secret au père.

 

Détails du livre

Poids0,43 kg
Dimensions1 × 15 × 21 cm
Public

Ados, Adultes, Seniors

Auteur(e)

Collectif d'auteurs

Editeur

Éditions Chèvre-feuille étoilée

Extrait

Jérôme, architecte d’une vie

Michèle Villanueva

Jérôme, mon père, était le fils d’Espagnols, Jéronimo et Rosa Maria. Il me faudrait chercher en Espagne ce que les « obscurités » de famille m’ont caché, ce que les oublis ont dissimulé avant l’effacement bien vite total.

Va et vient de l’Histoire, sa famille allait chercher un mieux vivre à Oran, un refuge, un espoir dans cette Algérie que d’autres aujourd’hui en 2006 cherchent à quitter.

Comment imaginer Jérôme, gamin, dans les rues de la ville au début du xxè siècle, avec ses jeux, ses bagarres, la vivacité des jeunes Espagnols avec leur manière d’être arrogants, fiers. Je le vois débraillé, puis impeccable, tiré à quatre épingles les jours de fête. Se comportait-il comme le jeune héros de Saison Violente d’Emmanuel Roblès, les rapports sociaux entre jeunes d’un même âge l’emportant sur les rapports raciaux ?

Privé très jeune de son père, mort dans un accident du travail, il prit sa propre vie en main, en charge pour lui et les autres. Soutien de famille bien avant le certificat d’études, je le vois tel que moi enfant, je l’ai connu. Si sérieux, si dévoué à sa famille, d’abord celle de sa mère, de ses frères et de sa sœur, puis celle qu’il construisit plus tard avec ma mère.


Il s’est accompli

Behja Traversac

  Au fil des minutes, ce qui n’était plus qu’un petit point blanc s’éloignait et s’éloignait encore. Il s’enfonçait inexorablement, dans la gorge de l’horizon. Depuis, cette image ne m’a jamais quittée que de façon éphémère. Elle m’habite depuis tout ce temps. J’eus, ce matin d’avril, le sentiment confus qu’à cet instant, sur ce quai, se scellaient plusieurs pertes. Je n’entendais ni ne voyais ceux qui m’avaient accompagnée. Ils se perdaient dans la brume, irréels. Seule cette silhouette accoudée au bastingage, avait de la texture et projetait sur mon cerveau tétanisé, la prescience de l’adieu… non convenu. Elle s’en allait avec son escorte d’Histoire. Seule cette silhouette, absorbée par chaque minute qui fuyait, seule elle existait, désespérément contenue dans ma poitrine en un énorme et sec sanglot qui me semblait submerger toutes les rumeurs du port.

  Tracer ton histoire. Au creux de mes mains, au bout de mes mots. A l’insu du temps, à l’insu de ta vive vie et de ma vive enfance. Ô, mon père, ce sillon-là qu’il faut creuser pour revenir vers ces demeures du passé ! Soulever ces pierres clair-obscur. Remonter vers les lieux clos de ce temps-là, disputer à l’absurde néant des fragments d’ombres éparses et d’échos lointains. Et une embûche à chaque coup de pioche.


La demande en mariage

Dany Toubiana

Il a bien fallu vider la maison et fermer à jamais la porte de cet appartement, qui avait abrité quarante ans de la vie de mes parents. Quarante ans à imaginer des dérivatifs pour combler la nostalgie du pays perdu. La cuisine était devenue le dernier refuge où se mêlaient les saveurs de la terre natale : celle de la coriandre que l’on cisèle, du cumin que l’on moud finement et de la noix muscade que l’on râpe. Tout est revenu d’un seul coup lorsque j’ai retrouvé cette photo entre deux pages de livre, en déménageant l’appartement. L’objectif du photographe a surpris le sourire amusé de mon père et figé le parfum de l’huile d’olive dans la graine de semoule qu’il roule dans les mains. C’était sûrement un certain vendredi, sans doute en été. Une des rares photos de mon père où il n’a pas pris la pose.

Chaque vendredi, depuis sa retraite, le même rituel se répétait : mon père préparait le couscous.


Pourquoi ?

Wassyla Tamzaly

Comment commencer les 5 pages sur toi qu’on me demande ? En commençant par écrire le mot PAPA ? Après un si long silence. Depuis le 11 décembre 1957, à 4 heures de l’après-midi. – « PAPA », le dire d’emblée, sans précaution me fait sourire, toi aussi sans doute. Incongru dans ma bouche. Encore, si je n’avais cessé de le dire brusquement, ce 11 décembre, j’aurais pu le dire n’importe quand. Mais comment dire maintenant, à l‘âge que j’ai aujourd’hui, « PAPA » au jeune homme de 49 ans que tu es éternellement ?

« On me demande », plutôt elles me demandent. Elles, des amies féministes, des femmes de notre pays qui vivent ailleurs, dans des exils qui ressemblent à des diasporas, – comme beaucoup d’Algériens, des femmes, mais aussi des hommes. Moi je suis revenue après vingt ans d’absence, à cause de toi. Pourquoi je dis cela ? Tu dois t’habituer à entendre des choses inouïes. Mais chaque chose en son temps. Je te parlais de mes amies féministes. Je suis féministe. Un drôle de mot n’est-ce pas, un mot que tu n’aurais pas imaginé, toi qui pensais que les filles et les garçons avaient les mêmes droits. Tu es étonné par l’assurance avec laquelle je dis cela. Souviens-toi, c’était à la Ferme, je devais avoir 13 ans, on était donc en 1954. La guerre commençait, que tu attendais, la Guerre de libération. Ce jour-là j’ai couru vers toi, inquiète d’entendre que mon frère avait de droit, le plus gros morceau de gâteau que la bonne voulait m’empêcher de prendre. C’était l’heure du goûter, tu m’as rassurée, apaisée « Les filles ont les même droits que les garçons ». Et puis tu as replongé dans ton journal. Toi et moi nous partions en guerre. Moi pour la libération des femmes, (à cause de tes mots), et toi pour celle du pays.


Le chevalier sans blason

Anne Sibran

 Laisser parler d’abord la légende familiale qui veut que le nom ait éclot, il y a plus de deux siècles, du ventre même de la comtesse de Ségur, laquelle accoucha clandestinement dans le manoir normand de « La Sibranerie » d’un fils de cuisse gauche, qui prit le nom des murs, comme il se faisait pour les enfants naturels, qu’on disait aussi « des champis ». C’est ainsi que mon père, comme tous les Sibran, gardait précieusement un exemplaire de Jean le Bossu, un de ces romans édifiants où la Comtesse reconnaissait implicitement le bâtard à travers le personnage de Pierre de Sibran. Que ce Pierre-là, l’auguste ancêtre, fût décrit dans le livre comme l’archétype du vice : un pyromane sournois ne trouvant sa rédemption que dans le suicide, importait peu à ma famille, pourvu que le nom fût cité, que quelque chose perdurât du sang lointain des Rostopchine, de cette noblesse frôlée, de ce blason sans écus ni couleurs, de ces châteaux où ils n’avaient point vécu…

Mon père appartient d’abord à cette lignée de bâtards magnifiques, d’un orgueil sans fondement. Mais un orgueil démesuré, dressant la viande mieux que les os, soumettant la parole, la posture et le geste comme ces maladies héréditaires que l’on se résigne dès le plus jeune âge à endurer bientôt. Famille de fiers, famille de fous, où les hommes lavaient encore l’honneur au pistolet ou à l’épée, où mon grand-père Edmond planta un jour sa fourchette dans le front de sa fille – ta sœur, mon père – au prétexte d’un regard qui lui aurait déplu.


Il chante en arabe

Leïla Sebbar

L’homme chante en arabe.

Une voix inconnue. Il chante longtemps. J’entends la nostalgie. Il appelle et il chante. J’écoute, je ne dis rien. C’est triste et beau. Non. Je ne connais pas. Comment connaîtrais-je ? Qui m’aurait appris ? Aïsha ou Fatima, il me semble, je me rappelle, des airs de berceuses, tendres, les paroles m’arrivaient ralenties, j’aurais pu les murmurer après elles, le sens n’importait pas, des sons légers, à peine des mots.

L’homme qui chante en arabe, sa voix donne aux mots une intensité qui serait tragique si ce n’était le plaisir qu’il éprouve, sachant que, de loin, le chant profond parvient aussitôt proféré, à l’oreille attentive, silencieuse de celle qu’il vise, en suspens, elle ne raccroche pas, c’est un inconnu qui la connaît qui chante, mais elle ignore tout cela et le sens des paroles. Chaque fois, il chante en arabe, elle ne demande rien, ne parle pas, le laisse chanter sa mélancolie.

Un jour il dit « Vers la lumière, la brise de l’enfance… » Il ne poursuit pas. Le chant reprend, je ne suis pas impatiente. Il sait qu’il pourrait encore chanter, je serais là, la mélodie arabe, je la reconnais, et les mots traduits qui prennent du sens, je ne peux pas les oublier lorsqu’il chante. La fois suivante, il dit « Votre père aimait beaucoup cette chanson… » Peut-être mon père chantait-il « Vers la lumière, la brise de l’enfance » sans les paroles en arabe ? Je l’entendais, le matin, une mélodie orientale chantonnée, lorsqu’il se rasait, la porte de la salle d’eau ouverte à demi. Un rasoir de barbier à manche en corne, un rasoir à lames Gillette ? Je ne saurais le dire.


Sur la rive de nos temps respectifs

Amina Saïd

 Nous voici dans un temps étranger aux feux du temps maintenant que, disparu dans l’épaisseur et la fragile apparence du monde, tu t’es quitté pour accomplir l’ultime voyage. Et dans l’effroi je sais ton voyage être aussi le mien, celui de tous. Je n’imaginais pas, n’imagine pas, le monde sans ta présence. Et puis, devant mes yeux, un peu de terre, sept pierres et beaucoup de nuit… Debout sur cette rive, j’attends une nouvelle plage de soleil, une nouvelle naissance, tandis que la barque t’a emporté vers la rive d’ailleurs. Un peu de terre, sept pierres et beaucoup de nuit… Et nous sommes restés chacun sur la rive de nos temps respectifs.

 Pourtant, fidèle à toi-même et aux tiens, fort de cette généreuse et vigilante attention à autrui, tu t’entêtes à nous aimer comme nous nous entêtons à t’aimer. Présent tu demeures dans mon silence, mes paroles, mes souvenirs, mes rêves, mon temps d’avant et celui d’aujourd’hui. Je te retrouve dans le miroir de nos ressemblances, certains de mes regards, mes soudaines colères, mes contradictions, l’orientation que j’ai donnée à ma vie, ou encore cette même conviction que nous nous devons de tenir tête à la vie. A la mort.

 Mon père, mon semblable. De toi me vient ce qui en moi est de Méditerranée, d’Orient, de plus lointain encore – ancêtres berbères, héritage arabe, greffes ottomanes… De toi me viennent l’amour de la vérité, le respect de la parole donnée, l’absence de culpabilité, l’ancrage dans le présent, cette aptitude surtout à faire face à la réalité, aussi dure soit-elle, l’acceptation aussi de l’inéluctable…


Mon père, un pair

Sapho

Si je vais vers toi car je n’ai pas le sentiment de revenir mais d’aller vers toi, si je fais ce pas, je réalise que si je tiens tout de toi, de toi, je n’ai presque rien su. Ton père qui mourut à l’âge de trente ans d’une maladie pulmonaire dans la ville du vent Essaouira, que faisait-il donc ? Des choses dites ou aimées de lui, je n’ai que silence. Tu as laissé ce monde à l’âge de quarante-huit ans, j’en avais vingt-trois. Mais j’avais déjà quitté la maison, à dix-sept ans et je ne donnais guère de nouvelles… D’approcher ce texte- une commande en quelque sorte, non, une demande, plus exactement (je n’aurais pas eu l’idée de refuser tant notre lien me semblait aller de soi, je ne risquais pas la page blanche) je réalise que je n’ai pas eu une seule conversation d’adulte à adulte avec toi et que cela fait un creux un cri un trou dans notre histoire, dans mon histoire.

Pourtant je suis issue, tissu de toi, cela ne fait aucun doute et les souvenirs ne manquent pas ; c’est juste qu’il m’apparaît là que cette mémoire est altérée comme toutes les mémoires mais plus encore par un effet d’adoration enfantine qui n’a pas bien pu se dégager du « tremblement sacré » dont parle un des personnages d’Henry James dans « l’Age d’or ». Le « tremblement sacré » c’est l’état que provoque celui qui possède aux yeux de l’enfant ou de la femme-enfant cette « présence » particulière, un père, plus tard, l’amant. Un état qui comme son nom l’indique, avoisine le sentiment religieux- père et mère ne sont-ils pas apparus comme les premières divinités-.

J’étais partie sur un ton élégiaque et puis je me suis dit qu’il me manquait des détails crus pour te faire une existence…


Figure d’un homme

Zahia Rahmani

 Il est né en Algérie, il s’appelait Mohamed. Il s’est marié. Il était grand, silencieux, cultivé et peu bavard. Harki. Il s’est tué. En France on l’appelait Monsieur le Maire. Il l’a été. Dans son pays,, il a participé à la vie politique de son pays et de sa commune. Maire d’une ville d’Algérie. Sous colonisation française. Un jour sa commune devint une harka. Le lendemain du meurtre de son père. Je n’ai pas de douleur avec ça. On l’apprend trop tard et toujours mal. Il marche avec des militaires, il porte une écharpe bleu blanc rouge. On fait ouvrir des maisons. On arrête des hommes. Il est là. L’élu. Premier fils d’un homme qui était un monument : mon grand père. Une légende de force, d’intelligence et de fortune mon grand-père. Mitraillé au ventre, dans son bazar. Une histoire de guerre. Une histoire sombre. Tué par qui ? Des Algériens ? Et pourquoi ? Il fallait que son clan bascule. Et le clan a basculé. l’AlgérieEt pourtant quand l’un d’eux, seul, me dit son histoire, ce que j’entends est l’envers de la langue de ceux qui se disent les porte-paroles de sa « communauté ». L’aporie dite ici est une évidence qui ne convoque aucun commentaire.

 


Mon père, ce passé présent

Samira Negrouche

Je crois que mon père est une métaphore. Je ne l’ai jamais rencontré, ni dans mes attentes d’enfant ni dans ma conscience d’adulte. C’était un homme silencieux qui est si peu apparu dans ma vie mais chaque fois dans l’ombre d’une tornade plus violente que la précédente. Parler de lui c’est tenter un assemblage d’absences qui se télescopent malgré moi avec des flashs de souvenirs imprécis et de rêves inventés et attendus.

 Cet homme qui, dans la réalité quotidienne, n’a pas été mon père m’a poussée à fabriquer mes ascendants paternels au fil du temps, dans le sillage d’hommes et de femmes que j’ai aimés parfois et qui m’ont permis une autre identité faite de piliers moins évidents mais plus proches de ma singularité d’adulte. Je n’ai pas tué mon père, il s’est effacé de lui-même et m’a posée sur le bord d’une autoroute plein sud où très peu de voitures passent. Et je suis devenue mon semblant de père et mon guide.

 Notre histoire est un partage de solitudes qui tente difficilement d’effacer le mur d’incompréhension. Il m’est impossible de le raconter, de dire sa vie, ses goûts, ses passions, je sais si peu de choses malgré toutes mes tentatives de recherche et de déduction.

Sa réalité est celle d’un enfant de onze ans qui quitte sa mère et son village pour fuir la guerre et la persécution des soldats qui essayaient d’obtenir des informations sur les résistants auprès des jeunes garçons. C’est seul, en 1957, qu’il prend le bateau pour rejoindre son père et son frère aîné à Vichy. Arrivé à Marseille, il n’est pas attendu, son frère et lui se sont manqués, ils ne se retrouvent qu’au pied du train à Lyon. C’est un enfant effrayé sur le quai d’une gare sans aucune adresse précise à la main.

Qui peut me dire s’il était un jeune homme heureux ? Qui a-t-il aimé et quelles chansons pouvait-il fredonner ?


Si Ldjoudi

Dalila Morsly

  « Pourquoi, tu ne te maries pas, ma fille ? Tu sais, il ne faut pas avoir peur du mariage, regarde, ta mère elle a fait de moi ce qu’elle a voulu. » Telles sont les dernières paroles que j’ai reçues de mon père. Quelques jours plus tard, à El-Biar. Dans notre maison du Mont Dore, mon père achevait son parcours. C’était une délicieuse matinée du mois de mars ; un soleil de printemps algérois s’était insinué dans la chambre pour éclairer ses derniers instants et nous aider, en quelque sorte, à matérialiser le fait qu’il n’était et ne serait plus.

Mon père que nous, ses enfants, appelions tantôt Baba, tantôt Papa, était né en mars (1910), et il nous quittait en mars (1982). Étrange ! La vie semble avoir choisi le mois de mars pour me fixer des rendez-vous décisifs : je nais en mars et c’est en mars (1983) qu’Ali et moi décidons d’aller à la mairie. C’était l’époque bénie où l’on pouvait, encore, éviter la fatiha et le cadi.

Comment écrire l’histoire d’un père quand la mémoire familiale est incertaine. Quand les récits hérités, sont, faute d’avoir été suffisamment sollicités, tissés de trous ? Quand les images du passé vacillent, impuissantes à restituer son visage ou les moments partagés avec lui ? Quand le temps a émoussé les révoltes, celles de l’adolescence, par exemple, et que seule une immense tendresse recouvre les années placées sous la protection de son regard et de sa force ?

Djoudi, c’était son prénom.


« Ce héros au sourire si doux »

Lucienne Martini

 « Mon père, ce héros au sourire si doux… » Pourquoi le mot « Père » ramène-t-il toujours dans ma mémoire ce vers de Victor Hugo ? Mon père avait, c’est vrai, un sourire plein de douceur, plein de bonté, plein de simplicité. Il n’était pas le héros couvert de gloire militaire qu’évoque Victor Hugo, mais le quotidien de sa vie a exigé un certain héroïsme. Pourquoi, aussi, cette angoisse qui m’étreint au moment de parler de lui ? Que me reste-t-il de concret à quoi accrocher ma mémoire, quel objet qui me parle de lui, quel souvenir matériel qui le fasse revivre ? Rien… Les deux cataclysmes qui ont ravagé sa vie ont tout balayé…J’ai retrouvé un vieux porte-clé poli, usé, sali d’avoir beaucoup servi et une photo ancienne, un peu ternie mais si émouvante…

Le porte-clé représente un saint Christophe, protecteur des voyageurs. Comme le peint sa légende dorée, le saint porte sur son épaule un enfant qui pèse aussi lourd que le monde et il lui fait traverser un torrent furieux. Ce porte-clé prend, pour moi, avec le recul, valeur de symbole. Je le lui avais offert, à l’occasion d’une fête des pères, pour qu’il accroche à ses clés de voiture ce protecteur des automobilistes, mais sa signification m’apparaît, à présent, beaucoup plus profonde. Il s’appelait Christophe et l’image de cet homme simple et solide qui assume la charge du plus faible exprimait, sans que je sache le formuler clairement, ce qu’il représentait à mes yeux du cœur. Je réalise, aujourd’hui, qu’aucune intimité n’a jamais existé entre nous, mais il était, il a toujours été pour moi, celui qui rassure, celui sur qui on peut s’appuyer, à qui on peut faire confiance.


Lettre à mon père

Zeynab Laouedj

HALTE I

Quand toute frêle et fragile, j’ai franchi le seuil de ma petite ville Lalla Maghnia avec mes premières lettres de l’alphabet, je ne savais pas qu’un jour je serais éprise de signes magiques, hantée de mots sublimes et de couleurs arc-en-ciel, que je serais passionnée de livres; moi la petite fille curieuse, insupportable, qui adorait écouter les contes merveilleux racontés par ma grande sœur Khadîdja, par ma grand-mère et mes tantes, moi la petite ennuyeuse et agaçante qui adorait lire les petites histoires magiques, engloutie dans les livres de la bibliothèque verte.

Je ne savais pas qu’un jour je saurais tisser lettres et signes pour effleurer quelques nuances de la vie, palper les douleurs, bercer les peines, cajoler les petites joies, et me cacher comme une lumière fuyante dans les blessures des absents sans dates et sans lieux.

 HALTE 2

Cher père je te demande pardon.

Moi, ta fille qui a essayé de dire toutes les douleurs, sauf la tienne.

Moi, ta fille qui a essayé de crier toutes les peines des autres sauf les tiennes ; je ne sais pas si c’est par pudeur, par peur, par insouciance ou tout simplement parce qu’on croit que les êtres chers sont là présents, avec nous et pour toujours et qu’ils ne seront jamais usés par le temps.


Sébaïn, une passion algérienne

Anne-Marie Langlois

 Tout d’abord, la photo, un portrait de mon père, me renvoie à ce constat triste : je n’en possède que deux. L’une, c’est moi qui l’ai prise. Je ne m’en doutais pas, ce sera la dernière. Il est à la fin de sa vie. Il a l’air fatigué, sombre, déjà loin, ce n’est plus tout à fait lui, pourtant il n’est pas vieux. L’autre est une miraculée. Il me reste, à mon corps défendant, quelques vieux sacs à main ayant appartenu à ma mère, inutiles, démodés, d’un genre qui me rend nostalgique parce que c’est celui d’une époque disparue, celle de mes parents justement. Je finis par prendre un jour la décision de m’en séparer. Je vérifie qu’il ne reste rien entre les petits soufflets cartonnés, gansés de soie. Dans une minuscule pochette fermée par une pression je trouve une photo d’identité sépia dont un coin manque, de cet homme jeune qui n’est pas encore mon père. Voilà tout ce que je possède, deux mauvaises photos prises au commencement et à la fin de notre vie ensemble. Ce n’est pas lui rendre justice, à lui qui fut notre inlassable photographe. Il nous persécuta de son Leica ma mère et moi, plus tard mon petit frère, nous posions trop, ou pas assez, il nous intimait de prendre l’air intelligent, il n’était jamais satisfait. Pourtant elles sont merveilleuses ces photos, j’en possède quelques une sauvées de la débâcle. Elles racontent des moments de bonheur sur la plage du Chenoua ou de Tipasa, dans les champs où les hautes moissonneuses battent le blé mûr, dans la carriole à chevaux sur les pistes, dans les cours de Sébaïn qui s’édifie. Un temps si lointain qu’il est comme un mirage évanescent ; sans ces preuves en noir et blanc, je douterais qu’il ait vraiment existé. De mon père il reste ces deux photos, et mes souvenirs. Les autres traces sont lointaines, presque effacées ; la plupart de ceux qui l’aimèrent s’en sont allés.


La Forteresse

Madeleine Laik

  « Mon père était très pudique.

Ma mère se plaignait souvent de sa réserve.

Il ne lui montrait jamais son affection en public.

Pourtant, ce jour-là, lorsqu’elle l’accompagna à l’arrêt du bus,

Il lui envoya, au moment du départ, un baiser à travers la vitre.

Il portait un par-dessus bleu marine.

Elle ne le revit plus jamais.

Mon père n’a pas fait une fugue.

Il est mort. Arrêt cardiaque. »

La citadelle 

 J’ai un très beau port de tête. Je me tiens très droite, les épaules redressées en arrière. Une démarche fière. J’avance cambrée. Beaucoup m’en ont fait le compliment. D’autres, en revanche, surtout des hommes, se sont méfiés, confondant cette fierté avec une arrogance. Ils me trouvaient hautaine, orgueilleuse, méprisante. Je leur lançais un défi : D’où me vient cette façon d’avancer ?« Pour être désirées par les hommes, les femmes doivent paraître inaccessibles. Elles ne doivent pas avancer courbées. » Mon corps a obéi aux désirs de mon père. Je devais être une citadelle, une forteresse imprenable. Aujourd’hui, je continue d’avancer comme ça. En y repensant, je me demande s’il ne se protégeait pas ainsi, d’une tentation, de son désir de moi.

Mon père était très beau.


L’autre lettre

Zineb Labidi

 Dadda. Je n’avais jamais écrit le mot que je dis pour, aujourd’hui, te parler et parler de toi. Dadda. Je double le second d pour faire passer dans l’écrit d’une langue ce qui se joue entre deux autres, le berbère et l’arabe, comme si la langue rauque, celle du vaste pays qui n’empruntait plus que des chemins écartés faisait résurgence dans ce qui était la langue du village, celle de la citadinité et des mots d’avenir, comme nation et plus tard liberté.

Dadda, du souffle à l’écrit, il faut trouver un itinéraire et le suivre en le traçant, car dans le fouillis du vécu il faut trier et choisir. S’il faut retenir une image, c’est celle d’un temps, d’une autre vie, que je n’ai pas connue, car tu avais quitté l’armée avant que, pour moi, vienne le temps des souvenirs.

 Au lycée, j’écrivais « cher père », au début de la lettre hebdomadaire. Je n’aurais jamais tenté « papa », qui impliquait une proximité que je ne pouvais imaginer dans la langue de l’écrit et du parler scolaire. Je te disais que j’étais en bonne santé et que j’espérais qu’il en était de même pour toi et toute la famille et je t’assurais de toute mon affection. C’est bien plus tard que j’ai découvert que l’on pouvait écrire je t’embrasse. Il me fallait écrire en formant les lettres très lisiblement, en donnant à chaque lettre une sorte d’autonomie pour que tu puisses reconnaître les signes avant d’identifier les sons. Il me fallait te permettre de lire, toi qui avais appris tout seul le français, cette autre langue qui avait été ta langue d’exil, de découverte et de souffrance. Dans cette langue de l’ailleurs, où tu étais arrivé sans l’avoir voulu, tu étais resté sur le seuil et tu avais maintenu la porte entrouverte pour je puisse y entrer.


Du nord au sud

Andrée Job-Querzola

Je lui ressemble. C’est ce qu’on dit autour de moi, c’est ce qu’on me dit depuis ma naissance… son père, tout craché !…Lui, je ne sais pas s’il a eu le temps de bien voir, en vitesse, quelques jours de permission au lieutenant pour son premier enfant, la guerre n’est pas encore terminée, allez allez, il faut repartir se battre en France, en Italie, en Tunisie, où encore ? Mon papa reviendra en Algérie à la fin de la guerre, j’ai deux ans, on fait enfin connaissance. À deux ans, ce n’est pas évident, dit mon psy. Entre temps il m’a envoyé une photo dédicacée, un portrait en uniforme, béret sur la tête,…c’est ton papa… un héros. Aujourd’hui encore, sur le mur de la chambre de ma mère, la photo nous regarde, il est jeune, bien plus jeune qu’elle, bien plus jeune que moi.

C’est quand même flou, les premiers souvenirs, je cherche, je veux lui faire plaisir, à ce psy, le voir enfin sourire sous ses masques, les lunettes, la moustache. Je cherche. La photo, la première, mon père, ce héros. Son visage se confond avec celui d’Alan Ladd, un blondinet qui joue les durs, dur mais juste, dans bon nombre de westerns qui enchantent mon enfance, mes premiers films au cinéma de la Légion, Sidi-Bel-Abbès… C’est qui, ton artiste préféré ?… Alan Ladd !… C’est mieux comme ça. Et jusqu’à quatorze ans au moins, jusqu’à l’arrivée de James Dean, le cyclone.


Son visage dans mon nom

Tassadit Imache

J’ai perdu depuis longtemps le visage de mon père. Le nom étranger de mon père demeure. Et de lui sont venus les prénoms de ses petits enfants. Traces d’une histoire commune de ce côté-ci de la mer.

 Lorsqu’il rencontra ma mère, en banlieue parisienne, il avait déjà une vie d’homme derrière lui, des enfants mariés, un pays insurgé qui commençait sa lutte pour gagner un nom propre. Mon père a commencé ici une autre histoire, la nôtre, sur fond de peur, malgré la haine, dans l’incompréhension et le ressentiment. L’imprévu, un regard d’amour. Celui de ma mère. Jusqu’à la fin, il a gardé son pays, son nom, son visage fiers.

La famille a eu mal à Bezons à l’automne de l’année 1961, dans ce grenier avec vue sur la Seine et cadavres au fil de l’eau. Elle s’est éparpillée. Elle a failli se perdre. Puis on s’est retrouvés, une vraie famille – la guerre enfin finie – à Nanterre, dans une vie neuve, les pieds sur du béton frais.

Ouvrier de quarante ans – le dimanche en pantalon et chemise blanche impeccables – il va gagner notre vie. Il fabrique des pneus, des ponts, des câbles. Il travaille le jour, la nuit. Ses enfants, héritiers improbables, voient sur les quais du métro parisien ces énormes pelotes de fils de métal, des roues immobiles, et les imaginent sous les mains larges et fortes de leur père, ça les rassure.

À l’adolescence, c’est par ma mère que nous apprenons qu’il est le fils aîné de paysans. Dès l’âge de sept ans, il a travaillé dans les champs pour tirer de la montagne kabyle de quoi survivre, des fèves, une poignée d’olives, des figues, de la galette de semoule à partager en dix. Pour ses treize ans, il a traversé la mer avec son père. Et ils sont descendus ensemble dans les entrailles de la terre, au Nord de la France.


JEAN

Fanny Colonna

 Je ne l’ai jamais appelé par son prénom et pourtant c’est ce qui me vient d’abord à l’esprit. Peut-être parce ma mère disait Jean quand elle parlait de lui, plutôt que « Ton père » ou « Votre père ». Après sa mort, elle ne l’a plus jamais évoqué que par son prénom. Elle avait 40 ans et lui 47, sur le moment c’étaient des parents, ils n’avaient pas d’âge ; je sais aujourd’hui qu’ils étaient jeunes ; qu’il reste pour moi « Jean » est la trace de cette jeunesse. D’un mort éternellement jeune.

Peut-être se sentait-il déjà usé, ou momentanément exténué, si j’en juge par l’autoportrait qu’il a peint une semaine seulement avant sa mort, un fusain retouché à la gouache, simple ébauche que j’ai retrouvée plus tard dans un carton d’esquisses où il ressemble cruellement à un Gombrowicz mûr et désabusé, ce que lui n’était pas. Rien de semblable, plutôt une sorte de naïveté, sur la seule photo conservée de leur jeunesse qui doit dater des premiers temps de leur mariage, vingt ans plus tôt que le portrait. Ils sont beaux. Lui a un sourire de gosse, un bras passé autour des épaules de cette toute jeune fille. Il porte un pantalon de golf et des chaussettes quadrillées de losanges. Il a de grandes oreilles, une cravate nouée à la diable. C’est un cliché d’amateur, pas d’atelier de photographe comme à l’époque. Ils sont déjà modernes, très « années trente ».Très près d’aujourd’hui en somme.

J’ai mis beaucoup temps à comprendre le rapport si singulier qu’il entretenait avec l’Algérie.


Le corps de Lewy

Annie Cohen

Je ne veux plus parler de mon père, je ne veux plus écrire sur mon père, je ne sais plus, je n’en peux plus, j’ai tout dit. Il est devant moi, derrière moi, présent, absent, vacillant sur des jambes usées par le temps, mais vivant, vivant ou mort, dans une maison de retraite peuplée de fantômes regroupés autour de son lit – la nuit, surtout la nuit – quand la liberté de divaguer, de vagabonder, de déménager ne regarde que lui. Sa mère apparaît gentiment, ou sa sœur aînée, généreuse, apaisante, et ma mère surgit du fond de ses angoisses, fantasmes obsédants, tentaculaires qui le réduisent à se lever, à la chercher, à la toucher, à faire quelques pas dans le couloir jaune jusqu’à un hublot qui surplombe l’entrée, d’où il l’aperçoit danser devant des militaires… C’est un bout de mémoire qui occupe son présent nocturne, réel, si réel. Il porte en lui son propre Moyen-âge. Il triture le temps des verbes, il entasse les couches d’une histoire sans souci de concordance. Il mélange tout sans conscience ni interdit, comme si l’affaire continuait avec ma mère, sans ma mère, comme si l’imaginaire était réalité, comme si l’émanation d’une apparition devenait son pain quotidien. Abolir le temps, effacer le temps. Et encore, il ne me dit pas tout… il ne me dit rien… Si ce n’est que nous sommes associées, ma mère et moi, dans la nuit de mon père… nous partageons le même amant, nous vivons sous le même toit, si ce n’est que… souvent il me croit pensionnaire de la maison de retraite… chambre numéro… ou directrice de l’institution… enfin un petit travail… nous en rions… tu sais bien que je n’ai pas le temps… Et ça revient, ça revient, cette mère infidèle, comme jamais, comme elle aurait toujours été… si tu savais… si tu savais… dit-il… avec des projections précises, si tenaces qui se confondent avec le temps, se noient, se mélangent dans une réalité qui ne fait pas l’ombre d’un doute. Fantaisie… Hallucination… Délire… La médecine est impuissante. On ne transforme pas une brebis en loup. Je ne sais pas d’où vient cette phrase, elle est biblique, prophétique, comme mon père. Je préfère l’entendre parler de la guerre, de son engagement volontaire dans les Forces françaises libres, de la dernière nuit passée aux genoux de sa mère à Guelma avant de rejoindre ses compagnons. Ils n’étaient pas si nombreux. Il dit toujours les mêmes choses, laconiques, anecdotes cent fois ressassées, détails sommaires, récit évasif qui me rendent gourmande, et déçue. Mais on y revient encore pour oblitérer d’autres déviances, pour épargner l’image de ma mère.

 


L’homme au profil andalou

Alice Cherki

 Ma mère est morte le 1er mai 2006 dans un hôpital parisien à l’âge de 92 ans. Elle a survécu quatorze ans à mon père avec lequel elle vécut près de soixante ans dont plus de la moitié en Algérie, principalement à Alger.

Mon père, l’homme au profil andalou, parlait avec un accent, aussi bien en français qu’en arabe, autant que je puisse en juger pour cette dernière langue. Les voyelles étaient fermées mais ce n’était pas les accents des Européens ni ceux des Arabes et berbères de l’algérois.

C’était peut-être l’accent de Médéa, la petite ville où il était né et avait grandi avant d’être expatrié à 17 ans à Alger par un patriarche autoritaire qui avait décidé qu’il était temps de retirer le fils aîné du lycée pour qu’il aille travailler dans la capitale. Cet accent et sa voix, je les ai gardés sur une cassette que j’ai enregistrée deux ans avant sa mort pour ses petits-fils.

Il était né à Médéa où sa famille était implantée depuis plusieurs générations. L’arrière grand-mère était arrivée avec son frère dans le village. Ils étaient colporteurs et la façon dont mon père avait d’évoquer cette lignée me faisait rêver petite fille. Colporteuse, voyageuse, porteuse de nouvelles. Et l’évocation de la grand-mère paternelle, petite femme aux yeux clairs, à l’intelligence vive et déterminée scandait son récit : « tu lui ressembles, me disait-il. »

Cette phrase ponctuait l’évocation : « Nous vivions tous dans la même maison, la grand-mère, ses fils et leurs familles dans une maison  » arabe  » autour d’un grand patio. Chaque famille avait de nombreux enfants mais la grand-mère Messaouda veillait sur tout ce monde, déjouant les conflits avec semble-t-il un art consommé de la diplomatie. »

Mon père avait neuf frères et sœurs vivants et il était l’aîné des garçons.


Alexandre Chaulet

Christiane Chaulet Achour

La cuisine donnait sur une cour à laquelle on accédait par des escaliers de pierre où l’on se retrouvait pour être bien ensemble. Là, sur le seuil entre maison et jardin, elle s’était réfugiée, imprimant violemment son corps dans la surface plane du mur comme pour se convaincre de la résistance des choses. Elle avait fui l’adieu, elle ne pouvait le supporter et c’était lui qui avait fait le tour de la maison, de ses recoins, des siens pour l’au revoir. S’arc-boutant contre cette émotion qu’elle ne pouvait maîtriser comme on le lui avait demandé, elle ne l’avait pas senti arriver et s’était retrouvée enlacée dans ces bras solides qui, sans doute, l’entouraient pour la dernière fois, même si elle ne voulait pas se l’avouer. Incapable d’aller jusqu’à la porte alors qu’elle aurait tant voulu être à la hauteur, elle avait laissé partir l’image dernière… Quelques semaines plus tard, l’annonce de sa mort, surprenante malgré la maladie, mettait un terme à une adolescence que la guerre avait déjà amputé de sa spontanéité.

***

 C’est son cercueil qui revient à Alger. Déjà ainsi, sa mort a toujours été pour moi un peu irréelle. Seul le temps m’en a imposé la certitude.

J’ai seize ans et je dois continuer à vivre avec cette absence, nourrie de tout ce que je vais vouloir connaître de lui, de ce dont je vais me souvenir. Par bribes, par flashes.


Un prénom d’archange

Caroline Sakina Brac de la Perrière

Je pourrais évoquer le lobe de son oreille qu’il me laissait caresser inlassablement, blottie entre lui et son journal ou son mouchoir, arraché lors de la tragédie quotidiennement renouvelée de son départ au travail, avec lequel je pouvais sécher mes larmes et retrouver l’espoir de son retour. Je pourrais raconter sa patience quand il m’apprenait à apprivoiser la mer dans les criques du Chenoua puis m’entraînait à l’accompagner dans sa nage jusqu’à l’horizon.

Je pourrais écrire des pages sur son amour sans condition et son soutien inébranlable, même lorsqu’en fin d’adolescence je cloutais mon blouson de l’inscription provocante « Fille du chaos » pour l’accompagner dans les rues de Paris.

Je pourrais évoquer son grand art de la diplomatie dont l’une des plus grandes réussites est sans doute que chacune de ses trois filles est restée persuadée, jusqu’à l’âge adulte, qu’elle était sa préférée. Je pourrai aussi mentionner son respect profond pour les femmes qui fait que toutes celles qu’il rencontre ont un faible pour lui. Mais il me faudrait alors, pour être tout à fait juste, décrire aussi sa beauté d’acteur de cinéma qui fait que toutes celles qu’il rencontre…

 Mais c’est sa présence, discrète et engagée, au cœur des événements de son temps, que je préfère raconter ici.


Le fil du tisseur

Clémence Boulouque

 La première fois que je suis allée au Maroc, j’avais eu besoin de lire tous les guides possibles pour rassurer mes pas. Les premiers dans l’un des pays des généalogies de mon père.

Cela faisait cinq ans qu’il n’était plus là. Pour y aller avec moi. Aller là où ailleurs. Avec nous.

C’était même le sixième hiver. Le froid. Qui tombe un peu moins là-bas.

J’étais donc partie avec ma mère, près de l’Atlas, au mois de novembre.

Ma mère. Elle était devenue son substitut.

C’est peut-être cela, aimer tellement quelqu’un qu’on peut devenir lui, quand il n’est plus là, tout en lui laissant la place de son absence.

Elle m’avait accompagnée, avec mes dix-huit ans un peu neufs et mes valises chargées de livres. Les yeux baissés vers les sacs trop lourds et le passé.

Dans l’un de mes manuels à l’usage du voyage, j’avais lu cette phrase, tirée, je ne sais plus, d’un commentaire du Coran ou d’une sagesse du Maghreb. Dieu est comme un tisseur de tapis dont on ne saurait jamais quand il coupe les fils.

J’ai tout oublié de ce livre, sauf sa couleur safran, et ces mots, approximatifs, en haut d’une page oblongue.

Les fils coupés. Depuis, j’ai l’impression que je les noue, ces chutes de fils – ici, ailleurs. Surtout lorsque je passe la Méditerranée. Mes mains n’y sont jamais vides – quelque chose les y caresse. Quelque chose comme des mains invisibles.

 Mon père est mort en 1990, à la lisière d’une décennie. Celle de ses quarante ans. Celle des années devenues la décennie de sang : ainsi l’appelle-t-on en Algérie.


Je l’ai rêvé

Noria Boukhobza

 Porter le nom du père

Né en « France » en 1931, c’est en 1958 qu’il migre d’Oran au Puy de Dôme. Issu d’une famille de onze enfants, les quatre premiers nés étaient des garçons. Tous meurent avant d’atteindre l’âge d’un an. Aussi à sa naissance, perce-t-on l’oreille droite de mon père pour le protéger contre le mauvais sort.

   Sympathisant du FLN, il a dû fuir les menaces contre son groupe en laissant derrière lui ses multiples emplois.

 Même si mon père a occupé ici une fonction d’ouvrier qualifié, pour moi, sa place se jouait là-bas. Commerçant en fruits et légumes, mais aussi à ses heures projectionniste dans l’unique salle de cinéma de sa ville d’origine, mon père faisait partie de cette grande famille de Relizane ancrée dans un territoire identifié, ce qui nous a permis de nous construire par la suite.

 J’étais le numéro quatre dans une famille de dix enfants et en héritant du prénom de ma tante paternelle, sœur aînée de mon père, je pensais en même temps hériter de l’affection et du respect qu’il avait pour elle. En grandissant, j’ai compris que toutes les filles de la maison avaient reçu un prénom du côté paternel, manière de nous inscrire dans la famille élargie du père, car les filles étaient destinées à perdre leur nom. Il se trouve que je « porte » toujours le nom de mon père : par là je me situe plutôt du côté des garçons et m’affirme contre le destin qui voue toute fille à le perdre un jour.


Fragments

Maïssa Bey

Je suis sur une balançoire. Je m’envole. Haut. Très haut dans le ciel. J’ai peur, mais je ris. Je ris de me voir si haute. Je pourrais toucher les nuages et les étoiles si je tendais les bras. Et peut-être même le soleil. Mais je me tiens tout de même à la corde. Les éclats de mon rire éloignent toutes les peurs. Je ris parce que je sais qu’il ne peut rien m’arriver. Les mains qui me poussent, les bras qui se tendent pour me donner de l’élan sont ceux de mon père. Chaque fois que je redescends, il y a son cri qui m’encourage. Et… hop… je m’envole, toujours plus haut. Mon père est grand. Mon père est fort. Mon père est le plus fort et le plus beau de tous les pères. Il a une voix puissante. Il a un rire qui résonne très longtemps dans ma tête. Et quand je m’endors, il y a sa voix qui vient chasser les ombres qui pourraient se glisser dans mes rêves.

     Je suis dans une classe. Je me glisse au fond de la salle. Je m’assois à la dernière table de la rangée du milieu. Mes jambes n’arrivent pas au sol. Alors je me balance. Mon père fait semblant de ne pas me voir. Mais il sait, bien sûr, que je suis là. Devant moi, un cahier et des crayons de couleur. Je l’écoute. Il ne s’adresse pas à moi. Il est le maître. Je regarde les élèves assis devant moi. Ce sont des garçons. Ils sont grands. Ils écoutent. Ils écrivent. Ils baissent la tête quand mon père passe dans les rangs, près d’eux. Ils n’osent pas lever le doigt. Mon père va au tableau. Il écrit des mots, des phrases. J’arrive à les déchiffrer. Il ne le sait pas encore. Il porte une blouse grise avec une ceinture nouée à la taille. Derrière ses lunettes, il a de tous petits yeux, mais il voit tout. Aucun détail ne lui échappe. Je sais que ses élèves le craignent. Mais il ne me fait pas peur à moi. C’est mon père.


L’homme d’â-côté

Sophie Bessis

 Je suis assise sous le tableau. Son portrait, ou plutôt celui d’un adolescent juste sorti de l’enfance, un profil au nez droit, un regard fixant quelque chose au-delà de la toile. C’est mon père, ce presque jeune homme élégant, sur cette peinture des années trente aux couleurs passées. Dehors, sur la terrasse, le jasmin et le bougainvillée mêlés font de l’ombre au banc blanc, dans cette maison qu’il n’a jamais connue, construite après lui à Carthage, dont il aimait d’amour chaque pierre. Le soleil fait mal aux yeux. Il portait toujours des lunettes noires.

À Paris, dans mon bureau, une photo. Un homme jeune et mince, aux cheveux presque crépus, plié en deux par un fou rire, accompagné d’une adolescente à peau brune qui rit elle aussi aux éclats. À l’arrière plan, des ruines. Je me souviens, c’était en Grèce, à Corinthe ou à Epidaure. Il lui restait quelques mois à vivre. Nous ne le savions pas.

Dans mon oreille, quand j’y prête attention, je l’entends siffler : un signal de reconnaissance, un air de chanson ou d’opéra, xixesiècle de préférence, une mélodie moins recherchée quand le sujet ne se prêtait pas à l’élégance. Il sifflait toujours, c’est ainsi qu’il appelait quand il fallait le rejoindre ou que la situation sollicitait un bref commentaire. A-t-on remarqué que les hommes de Méditerranée sifflent davantage que ceux des contrées froides ? C’est ici un langage, un chant, un code. Un homme doit savoir siffler, ça ne se discute pas. C’est ainsi qu’il convient d’apprécier l’anatomie des filles les jours d’été, sur la plage. Lui ne pardonnait pas une fesse « en goutte d’huile » et qualifiait les plus pulpeuses du terme admiratif de « zabour ». Au Maghreb, c’est avant tout le vagin qui compte. Tout « progressiste » qu’on est, on ne se refait pas. Ce « pas assez macho » aux dires de la rumeur, qui le savait craignant les colères de mamère, tenait pourtant à en garder le vocabulaire. C’est qu’il classe l’homme. Je n’ai jamais su ce qu’il pensait des rapports entre les sexes. Si la politique a toujours été le cinquième habitant de la maison, cette question n’y fut jamais mise en débat. Elle n’était pas dans l’air du temps. Mais peut-être, aussi, parce que dans l’univers de l’intérieur, il avait cédé à sa femme une part de masculin.


Vous êtes mon nom

Karima Berger

 Ma tête est allumée de blancheur, quelques années encore et peut-être atteindrai-je le siècle… Ma tête est allumée… et mon corps est un tourment, dévoré, submergé par un souffle qui pousse contre ma vieille chair ; tout ce qui n’est pas sensation immédiate est aboli. Je suis de ce monde et j’ai faim.

 Ils sont là à guetter. Ils veillent, agglutinés à ma carcasse, ils veulent me faire tenir plus debout que je ne suis ; ma pupille est un peu voilée mais dessous, l’organe est vif, acéré, je les vois, je vois même les défauts que mon dressage a imprimé sur leurs visages ; ces enfants, c’est comme un mors qu’on m’a retiré, à la place, j’ai mal. Ils me regardent, comme si j’habitais déjà l’autre rive, ils me provoquent… Alors mes sens, je les exhibe, on dit des vieillards qu’ils n’ont plus de goût, moi, je n’ai que ça… je mange de mes dix doigts, je rote large, je prie haut et nourris les oiseaux, je m’enivre de TV, je calligraphie et je peins sans mesure, à mains nues, dès le matin, en pyjama, je retourne la terre fraîche du jardin, je mate les voisins (leur nouvelle bru a la peau si claire…) Ils me soumettent à la question, la dernière, surtout, celle qui écrit, toujours elle veut savoir, Tes souvenirs, récents, lointains, tes désirs, comblés, contrariés… Elle m’a demandé, Ton plus beau souvenir… Comme une lueur j’ai retrouvé cet été de l’année 1942, je suis marié depuis trois jours et je ne dors plus, elle a seize ans et le visage blond, c’est un trophée que j’installe dans la maison de Ténès. Ténès, gorgée de mer et d’été, sur des plages secrètes je l’emmène, on est seuls, elle ne sait pas nager, moi non plus ; j’attache autour de sa taille puis de la mienne une corde qui nous lie solidaires. Les vagues nous renversent dans l’écume, elle rit, elle a peur.

Puis plus tard, il y a eu toute cette grande matière de femmes qui n’a cessé de bourdonner autour de moi, ça virevoltait dans l’escalier, ma femme, mes filles, j’en ai eu quatre, une douleur, un poison; il me fallait sévir, châtier cette intimité lorsqu’elle électrisait l’espace, et c’est sur le garçon, le seul que j’ai eu, que je reportais mon égarement ; les coups que je lui portais m’abrutissaient pour longtemps. Tel un étranger dans ma demeure, je m’annonçais par le son d’une toux mâle et sévère afin qu’elles se couvrent et n’attisent pas le feu que leurs voix, leurs chevelures, leurs jambes, leurs rires propageaient, sinon mes mains devaient frapper, fort, pour esquiver les secousses de la douceur.


L’Epître à mon père

Rajae Benchemsi

Ecrire sur son père ! Sur mon père ! Dans le glissement pronominal y aurait-il quelque chose à décrypter ? A dévoiler ? Est-ce indécent de parler de son père ou plutôt de sa mort ? Parler de quelqu’un qui n’est plus c’est un peu le désapproprier de sa mort. En effet cela relève déjà de la dernière parole ; insaisissable. Incernable. Toujours se dérobant, toujours s’éloignant du sens que l’on voudrait la voir supporter afin de se défaire soi-même de l’impossible poids de l’existence. Se taire ne présente pas plus d’avantage. Face à ce sentiment d’incapacité, je n’éprouve aucun besoin de communiquer à l’autre ce qui en propre n’appartient qu’à moi, n’intéresse que moi. Pourtant est-il possible de n’écrire que pour soi ? N’est-ce pas là pure imposture ? Je suivrai cependant une trace qui ne me trompe pas et qui, plutôt que de me mener vers l’objet de ma quête, me mène vers moi-même. Parole ou écriture ? Double illusion. Ressasser ses souvenirs. Déstructurer les strates de la mémoire afin de la réorganiser. S’en emparer comme d’un bien inamissible.

    Je revêts enfin mon habit de lumière ! De l’Orient se lève un appel et qui du plus lointain de la Perse, m’exhorte à renommer les Ibn Shams. J’entends ta voix à travers les siècles et les temps. Tu naquis en 1912, loin de tes ancêtres, à Meknès, l’année même où la France envahissait le Maroc. Père par avance perdu. Ta mort fut aussi la mienne. Je vécus dans l’intimité irrespirable de ton absence. Le manque devint ma place. Mon guide. Tout m’advint par-delà ta mort. Les expériences de la vie, de l’amitié et de la pensée. De la douleur. Etait-ce véritablement de la souffrance ? Je ne saurai l’affirmer. Cependant tout en moi s’était suspendu à cet arrêt fatal. Ta mort. Mon ignorance n’a évidemment rien d’extraordinaire. Je n’ai de cet acte ultime ni savoir ni intelligence. Pourtant que d’heures passées au plus près de cette frayeur qui nous met en équation avec le néant. Un néant sourd. Sans fond.


Le Liseur, avec une canne et un béret

Simone Balazard

 Mon père disait parfois que son prénom était une ironie du destin.

Félix, ça veut dire heureux, disait-il en hochant la tête.

 Quand il est mort, ma mère m’a dit que ses dernières paroles avaient été : j’ai été heureux.

 C’est ainsi que je revois mon père. Un homme au destin malheureux et qui pourtant était heureux. Généreux aussi, sage comme on peut l’être en vieillissant, lui qui n’avait pas eu besoin de vieillir pour apprendre la souffrance, la difficulté, le mépris déguisé en pitié.

Il parlait souvent de son père à lui, Emile, mon cher grand-père, douillet, pessimiste, ronchon. Il pensait qu’il avait eu la vie trop belle, trop douce. Pourtant, cela avait dû être un choc pour lui aussi cet enfant, son fils, que la maladie prend tout jeune et qui, toute sa vie, en sera marqué.

 Quant à moi, la fille de ce fils, j’ai mis pas mal de temps à me rendre compte que mon père « n’était pas comme les autres ». Ou plutôt, oui, je voyais bien qu’il était hors du commun. Il était beaucoup plus beau, plus intelligent, plus drôle et tout le monde voulait lui rendre service. Je me souviens de cette rivalité de serviteurs et de servantes, au premier rang desquels était ma mère. Elle était son ambassadrice auprès du monde. Celle qui annonce l’arrivée du seigneur, qui excuse son absence ou son refus, celle à qui on ne peut pas dire autre chose que : bien sûr, nous comprenons. Bien sûr, vous pensez !


Béret basque et turbans blancs

Nora Aceval

Prise au piège sous la marmite. Mes yeux cherchent désespérément à distinguer la voûte d’acier et mes petites mains se heurtent aux parois de fer. Les enfants de la cité, qui avaient retourné sur moi la grosse marmite, continuaient à brailler en tambourinant au-dessus de ma tête. L’obscurité et le bruit augmentaient mon angoisse.

Mon père venait de mourir. Ma mère me sauva de l’enfer. Elle me consola en répétant que le « chaudron sacré » ne devait pas m’effrayer. Mon père s’en servait pour cuire le bœuf sacrifié en offrande à Sidi Tahar, le saint qu’il célébrait annuellement.

Ma peur dissipée et mes larmes séchées, ma mère déroula un tapis dans la petite cour, m’y déposa et se mit à me raconter un nouvel épisode des épopées de mon père, le véritable maître du chaudron !

Ce chaudron incarnait toute une mémoire.

Précieux trésor, le seul objet familier que ma mère tint à récupérer après le pillage et l’incendie de notre ferme pendant la guerre. Elle le rechercha inlassablement par les douars. Quand, enfin, elle le retrouva, elle l’installa provisoirement à l’entrée de notre maison. Ses dimensions impressionnantes provoquaient les jeux les plus insolites répétés inlassablement du matin au soir !

La tête dans le giron de ma mère, les yeux fixés sur les étoiles, soulagée, j’écoutais.

Mon père aurait découvert l’ouverture du tunnel des tombeaux berbères des hauts plateaux: Les Djeddars. C’était dans sa jeunesse, au début du siècle passé. L’intrépide tête brûlée n’avait peur de rien et se proposait rien moins que de percer le mystère de ce passage qui, d’après la légende, menait jusqu’à Tiaret, la capitale régionale, et peut-être même empruntait-il le dessous de la montagne carrée.

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Site internet APA

Des femmes écrivains, 31 exactement, ont été invitées par Leïla Sebbar, auteur en particulier, parmi de nombreuses œuvres, de Je ne parle pas la langue de mon père (2003), et Mes Algéries en France (2004)à donner en un court récit le portrait de leur père. Toutes sont viscéralement liées au Maghreb : Tunisie, Maroc, Algérie surtout. Aucun texte qui ne porte la douleur du conflit entre l’Algérie et la France, aucun qui n’associe la patrie au père ; lien qui est d’autant plus douloureux que bien souvent la patrie est perdue et le père mort.

Si on donne au mot « tombeau » sa signification littéraire, ce recueil est bien un « tombeau » qui célèbre la place imminente du père, qu’il soit musulman, juif, chrétien, laïc. Si celui-ci peut être parfois despotique, il est celui le plus souvent qui a accordé « un soutien inébranlable » ou du moins donné à sa fille le sentiment d’être un être humain à part entière, dans des sociétés où c’est d’ordinaire le fils qui est privilégié. La voix du père s’est tue, disent-elles, mais le père, de son vivant déjà, était silencieux, mystérieux même : « La solitude de mon père est insondable », dit Annie Cohen, « Il était l’homme qui ne nous parlait pas », dit Tassadit Imache ; c’est encore celui dont on écoute le matin « une mélodie orientale chantonnée » dont on ne comprend pas les mots (Leïla Sebbar). Mais ces hommes qui ont souvent soupiré, pour détourner les questions : « c’est trop long. Trop long à dire, ma fille » (Zahia Rahmani), dont les filles ont hérité du tourment du déracinement, sont à la source de leur vocation et toutes, elles disent que l’écriture les a sauvées : « J’ai écrit. Les cris se sont tus » (Clémence Boulouque), « L’écriture, c’est mon sol » (Madeleine Laïk). Pour toutes, écrire, c’est rendre justice, se libérer, exister.

Ces récits sont ancrés dans une réalité historique et géographique, dans une recherche du salut ; nous sommes tous concernés. Et le lecteur que nous sommes, même s’il n’a pas, gravé dans sa chair et son cœur, la marque de tels évènements, est tenté de fermer le livre après chaque chapitre pour le reprendre un peu plus tard parce que, chaque fois, il se demande : « Et moi ? De mon père, qu’écrirais-je ? », parce qu’il sent qu’il n’y a pas d’autobiographie qui puisse contourner cette interrogation et que chercher à y répondre plonge dans une profonde rêverie.

Françoise Lott, juin 2008 

Presse

Liberté 29 juillet 2003
Littérature Féminine Algérienne
La notion du père, géniteur et inspirateur

Par Nassira Belloula

Mon père -Éditions Chèvre-feuille étoilée       Au moment de son irruption dans la littérature algérienne de voix féminine, le père apparaît comme le géniteur, celui qui donne la vie, puis celui qui guide, oriente, et qui est, en définitive, cette autorité protectrice et conservatrice en même temps.

À travers leurs écrits, les femmes écrivains algériennes semblent en perpétuelle quête de ce père qui leur a inspiré de très beaux textes.
Cette recherche du père se traduit par un dialogue établi à travers l’écriture comme si ces femmes, chacune à sa façon, déchirées par l’absence, par la multiplicité culturelle, par l’incompréhension et par l’absence n’arrivent pas à repartir dans leur vie, sans faire cette étape décisive, cette exorcisme du père qui apparaît dans bien de cas nécessaire. Ainsi, évoquer, parler, écrire, exorciser ce père symbole inaccessible, devient une étape à franchir pour ces femmes qui, au nom du père, s’adonnent à une mise à nue difficile.
Assia Djebbar raconte dans L’amour la Fantasia, en voix off, ses souvenirs d’enfance, plus précisément, le rôle qu’a tenu son père dans sa vie, et cette chance qu’il lui a donnée en lui permettant l’instruction, en mettant entre ses mains le savoir, ne la privant pas comme tant de filles surtout dans l’Algérie des coutumes et des traditions obscures. “Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père. Celui-ci un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l’école française.”
Et c’est ce lien fort, confus, qui permet à Assia Djebbar d’approfondir son écriture en puisant dans sa mémoire. De ses souvenirs d’enfance, d’adolescente émancipée qui a appris à lire, à écrire grâce au père instituteur, naissent des textes d’une admirable construction, mettant nez à nez, un passé riche et un présent fécond. C’est encore un autre père instituteur qui est à l’avant-garde dans Je ne parle pas la langue de mon père, paru récemment aux éditions Julliard, Leila Sebbar, entame un récit, une écriture, un dialogue entre elle et ce père, un autre instituteur aussi qui ne répond pas aux appels de sa fille et à ses interrogations.
N’est-ce pas pour fuir ce mutisme du père qu’elle interroge, se réfugie dans ses souvenirs d’enfance et prend conscience qu’elle aussi est confrontée à un autre mutisme, le sien, car elle ne connaît pas la langue de son père et c’est à partir de cette privation que l’auteur tissera son récit.
Mais, faute de réponses concrètes, faute d’explications plausibles, Leïla Sebbar usera de son imagination pour compléter l’histoire d’un homme qu’elle aime et respecte depuis toujours. Elle lui invente donc une vie parallèle même si elle tente de se reconstituer une mémoire fragmentée en rassemblant soigneusement des bribes d’information en faisant appel à ses souvenirs d’enfance à Hennaya et aux anecdotes racontées par les uns et les reconstituer.
Ce besoin du père se ressent dans l’écriture de Sebbar qui reste tiraillée entre deux cultures, entre deux civilisations du fait qu’elle soit d’une mère française.
Dans son livre autobiographique Entendez-vous dans les montagnes, paru aux éditions Barzakh, Maïssa Bey écrit son livre, comme un cri de révolte, un cri qui se transforme en hommage à ce père, haute figure, cet instituteur torturé et exécuté durant la guerre d’Algérie, un juste modèle pour l’institutrice qu’elle va devenir. Maïssa Bey a si peu connu ce père. Elle tente de reconstituer sa mémoire, en puisant dans ses souvenirs, le très peu de souvenirs qu’elle a de lui, parti trop tôt.
Aujourd’hui encore, ce père lui manque terriblement d’où l’écriture de ce livre-témoignage qui la réconcilie avec un passé douloureux et qui reste pourtant une amertume d’où cette dédicace “à celui qui ne pourra jamais lire ces lignes”.
D’autres femmes n’ont pas résisté d’écrire au nom du père, géniteur, inspirateur, protecteur, parfois aussi obscur, ne comprenant toujours pas les relations souvent ambiguës qu’elles entretenaient avec leurs pères.
Parfois, c’est un père absent, mort trop tôt, parti trop tôt ou bien détaché. Nina Hayet raconte dans L’indigène aux semelles de vent, la très belle histoire de son père, Mohamed Belhalfaoui : “Mon père fut cette lumière qui continue d’éclairer ma lanterne d’Algérienne non musulmane, née française en terre colonisée, en exil partout à tout jamais et en quête éperdue de ses racines…” Par amour à ce père, personnage hors du commun, que Nina Hayet a entrepris ce récit écrit dans les larmes et la souffrance, dont la nécessité d’écrire ce livre s’est imposée à elle pour entretenir sa mémoire.
Dans Paris, plus loin que la France, Ghania Hammadou entame son récit sur un fond d’occupation en développant le personnage de Azzedine, le père qui part au maquis en abandonnant, mère, épouse et enfants. Mériem, qui prend parfois les traits de l’auteur, s’acharne à faire revivre l’image de ce père absent en tentant de revivre les seuls instants qui hantent encore son esprit, ses quelques souvenirs.
Cette recherche où quête du père ne cesse de s’imposer, de se renouveler dans la littérature féminine algérienne. L’éducation sévère, conservatrice a fait que les relations père-fille restent limitées, pas trop affichées, ni aussi spontanées, guidées par le souci des convenances et de la bonne conduite. C’est cette soif, parfois, manque d’affection aussi, que l’écriture vient à combler d’où ces textes poignants, d’une grande douleur et beauté aussi.

N. B.

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