Critiques
Blog « Mes Promenades Culturelles II »
Babelio
Critique d’Annie Cohen
Il y a des mots qui mûrissent longuement avant de devenir une œuvre.
Ceux de Rosa Cortés sont trempés dans l’encrier de l’enfance.
C’est le récit qu’on attendait, celui qu’il fallait écrire, après les nombreuses chroniques, critiques, interventions littéraires ou sociologiques. Ce premier livre va très bien à son auteure. Il est question d’une petite fille dont on va tenter de suivre le parcours.
Le décor géographique du récit enchante : Polop, un village sur un piton, sa vie passée et présente. L’histoire des rues et des ruelles, le lavoir. Avec en toile de fond l’amour d’avoir un village à soi pour le restant de ses jours. Y revenir comme à une source.
Le palimpseste de souvenirs est enchanteur. Il rend heureux. Couches successives de mémoire, à travers une langue faite d’évocations drôles, émouvantes, souvent dramatiques.
On sent le mûrissement, la retenue, jusqu’à la délivrance littéraire.
Qui s’épaissit d’une orientation parfois historique, sociologique, géographique.
L’auteure fait fusion avec son cher village, il est là, toujours présent, fertile. Il est le décor d’une vie, il en constitue la trame. C’est un contrepoint à l’exil, au départ vers l’Algérie comme de nombreux espagnols.
On apprend à connaître cette petite fille. Au passé rude et difficile. L’exil. La découverte d’une autre terre face à Alicante, Alger. Quelle aventure cruciale qui répond au mystère des destins et aux engagements politiques du père tant aimé. Mais c’est la petite fille qui se sent incomprise.
On la voit dompter son arrogance ou sa force de vie. On la voit joueuse au manège ou intriguée par le stand de tir de la fête foraine. Mais surtout, on la voit malheureuse à l’école, terrorisée d’être appelée par la maîtresse pour déclamer sa récitation. On ressent ce passage scolaire comme un traumatisme. Ne parlons pas du piquet et des multiples punitions. Elle résiste mal à l’environnement d’une salle de classe.
Avec les autres élèves, ce n’est guère mieux, elle a des difficultés à se lier. Elle parle « de pieds plombés par l’angoisse ». C’est dire sa souffrance psychique, ses difficultés à accepter la vie.
Elle se définit comme un cancre, mais un « cancre doux et paisible, discret et rêveur. »
C’est ainsi que le lieu de l’apprentissage devient une caserne ou une prison. Elle est déjà appelée vers l’ailleurs.
Elle fait l’école buissonnière. Sa mère qui ne pratiquait pas notre langue la couvrait toujours, même si sa mère « vigilante et inflexible » l’avait humiliée devant tout le monde en lui donnant des coups de martinet.
Elle court les rues, hume les épices jusqu’au jour où, comme pour d’autres petites filles, un commerçant va l’inviter à entrer dans sa boutique et exhiber « un sexe pendant et blafard ». D’autres hommes se cachaient dans les encoignures des portes d’immeuble de la ville d’Alger.
Malgré cela, cette liberté du dehors était le moteur de sa satisfaction.
La mère avait rapidement revu les connaissances de Polop. La bagarre avec l’école restera une plaie ouverte.
Mais l’optimisme, la vie, le désir d’apprendre une langue ferme le livre et nous rend léger sur ce qui n’a pas été dit et qui effleure tout au long des chapitres. Le regard de cette petite fille impatiente nous conduit vers un avenir où un équilibre lui est promis. Tout comme la lecture de ce livre nous invite à réfléchir à notre propre chemin.
Bibliographie d’Annie Cohen : Elle a publié une vingtaine d’ouvrages, chez plusieurs éditeurs (Gallimard, Actes Sud, Zulma, Ed. des femmes, Ed. Verdier, Ed. du Rocher, etc.)
Parmi les plus récents, chez Gallimard :
Géographie des origines, 2007 ; Les silenciaires, 2010 ; Le petit fer à repasser, 2014 ;
Chez Zulma : L’Alfa romeo, 2009
Chez Actes Sud : Le Marabout de Blida, 1996, repris dans Folio n° 3360,
Grand Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres
Prix Tropiques
Théâtre :
– Mademoiselle Clara, collection Créations au féminin, L’Harmattan, 2013
Activité plastique :
Elle-même plasticienne, elle a organisé en 1991 à la BPI de Beaubourg une exposition de dessins d’écrivains « L’écrit, le signe, autour de quelques dessins d’écrivains », dont elle a assuré le catalogue (aujourd’hui épuisé).
Son activité de plasticienne alterne avec ses écrits dont certains ont été adaptés au théâtre comme La dentelle du cygne, ou à la radio, Besame Mucho ou Mademoiselle Clara.
Un portrait cinématographique, La dentelle du signe, a été réalisé en 2008 par Isabelle Singer et Marcel Rodriguez, avec la participation de François Barat (Production Métisfilm /Direction du livre).
Critique de Sophie Rollet
« La petite fille sous le platane » est un beau livre.
J’ai aimé la rigueur de la narration toujours à hauteur du regard et des perceptions de l’enfant, ce qui constitue certainement une contrainte importante mais permet de restituer l’authenticité des souvenirs, le cheminement de l’enfant, ses interrogations sur le monde des adultes.
J’ai aimé Polop, que j’imagine un peu comme les villages de pierres accrochés au roc en Ardèche ou dans la Drôme, mais en plus méridional, brûlé par le soleil, et plus animé aussi. Cela semble un lieu magique.
J’ai aimé aussi l’évocation de cette Espagne d’après-guerre, avec cette chape de plomb qui pesait sur la société, et dont on nous parle si peu, sauf peut-être un peu dans les livres de Michel Del Castillo.
J’ai aimé aussi l’Algérie, vue par une enfant espagnole, la barrière de la langue, le refus de l’école puis le déclic salutaire. Comme un écho involontaire, j’ai vu dimanche le film « Loin des hommes », tiré de la nouvelle de Camus « L’hôte ». Le héros est un Espagnol dont les parents vivaient déjà en Algérie. Il dit « Pour les Français, nous sommes des Arabes, pour les Arabes nous sommes des Français ».
Bravo à l’auteure pour ce beau livre.
Publications de Sophie Rollet :
Les Ombres portées, éditions De Borée, 2010.
La Colline aux bruyères, éditions Lucien Souny, 2008.
BRAHIMI Denise –
On apprend certes beaucoup dans « La petite fille » principalement sur la vie dans un village du Levant après la Guerre civile, mais aussi sur l’exil des émigrés espagnols en Algérie juste avant la guerre d’indépendance, qui est à l’horizon très proche du livre.
C’est tout à fait intéressant et je n’ai pas le sentiment d’avoir rien lu de tel ailleurs. Cet apport documentaire est plaisant à lire comme une sorte de bénéfice secondaire s’ajoutant à la richesse du récit personnel que la narratrice tire de ses souvenirs intimes. Manifestement ce sont eux qu’elle a voulu explorer, dans la vie de la très jeune enfant dont elle nous parle, et ils sont une sorte de mine extrêmement riche de la vie affective de l’enfant. Il est rare que la littérature essaie de comprendre de l’intérieur l’affectivité enfantine sans qu’on ressente l’écart, d’ailleurs volontaire et assumé, entre celle-ci et l’adulte qui à distance essaie de l’analyser. Remarquable la manière dont Rosa Cortès rend crédible et même évidente l’innocence de la petite fille alors même que sa conduite est aux limites de la délinquance. Pour ce qui est du rapport à la mère, on n’est pas étonné qu’il soit si important étant donné ce qu’est la vie de cette famille. Mais l’intuition dont fait preuve l’auteure est originale et subtile.
Très frappant aussi dans ce livre l’usage appuyé qui y est fait du pouvoir de la littérature dans sa spécificité. A l’inverse de certains récits, qui se veulent factuels et dépouillés, celui-ci est volontairement empreint de lyrisme et assume son exubérance verbale, on dirait une sorte de manifeste affirmant qu’il faut faire confiance aux mots et comme on dit de certains breuvages enivrants, en user sans modération.
Des spécialistes de la question reconnaîtraient sans doute dans ce livre des traits propres à l’art espagnol et à son pouvoir d’expression.