1ère page
Presque minuit. Sur Paris, la nuit est noire, sans lune. La ville s’est éteinte dans un épais brouillard. Une lampe de cuivre jaune aux facettes de verre bleu et rouge est posée sur une boîte de bois vernis ancienne avec une poignée de cuir.
Un livre est ouvert près de la lampe, le catalogue d’une exposition consacrée à Joaquin Sorolla Batista, peintre de la lumière et des jardins d’Espagne. Peint en 1908, le tableau intitulé Valenciana recogiendo naranjas[1], montre une jeune fille aux cheveux châtains tenus en arrière par un ruban, penchée sous les orangers et ramassant les fruits. Elle s’est arrêtée et semble regarder le peintre : son visage est de face pour moitié dans l’ombre, l’autre partie éclairée par la lumière basse du matin ou du couchant. On voit les traits fins qui ont inspiré le peintre. On devine les lèvres ourlées de chaleur ou de jus d’orange, des pommettes hautes et fermes. Les yeux sont grands ouverts et fixent, sérieux, le peintre ou celui qui regarde le tableau. Mais ils sont vides. Non pas inexpressifs parce que tout au contraire le visage porte la saveur de l’orangeraie et la suavité de l’heure. Mais ils sont voilés d’une ombre orangée et tiède, à peine tachés d’un peu de mauve là où seraient les iris. Le visage regarde, d’un regard vide, noyé dans les ombres du jardin, les clairs-obscurs et le soleil qui éclate entre les feuilles, aveuglant, incandescent, presque absent.
Au retour de l’exposition, j’ai pris le catalogue et regardé une à une les toiles présentées. La plupart des visages, lorsqu’ils sont dans un jardin ou patio, ont cette même expression chaude et vivante, vibrante de chaleur et de lumière, mais aux regards perdus, aux yeux insaisissables. Comme si le peintre ne voulait livrer le secret que lui seul avait vu. Sous les frondaisons, les regards se voilent pudiquement et se troublent, presque vitreux, tel un miroir sans tain et refusant tout reflet. Le secret est ailleurs, diffus, dans la lumière du jardin, là où se retirent du monde les peintres, sans autre ambition que de saisir l’harmonie parfaite entre l’ombre et la lumière.
« Les jardins de lumière appartiennent à ceux qui ont vécu détachés du monde.[2] »
*
La mémoire est ainsi : des taches impressionnistes et des fragments éparpillés. Elle efface, détache et trie. Parfois, elle déchire. Elle brouille les images et trouble les photographies. Elle mélange les dates et les vies. Elle coule les souvenirs en autant de tableaux lumineux et immobiles, foisonnant de couleurs et de scènes supposées, jetant au hasard quelques souvenirs intacts ou peut-être inventés.
De ces quatre ou cinq photographies rangées dans la boîte de bois vernis viennent la même impression et la même ambiance que celle des tableaux de Sorolla. Elles montrent des jardins d’Afrique du nord, des hommes alors jeunes, un petit garçon. Tous les visages, même photographiés de face ou de trois quart, ont le regard absent ou voilé, les yeux dissimulés, par un chapeau, des lunettes noires ou bien clos par l’éblouissement. Leurs traits sont parfois indistincts, dissimulés par les ombrages. D’aucun l’on ne discerne les yeux, aucun ne regarde vraiment. Les silhouettes se mêlent dans une même douceur, celle qui vient à la fin d’un rêve et disparaît vite, celle d’une illusion que l’on a cru vérité, celle de l’amour qui aurait pu venir en consolation.
Ces hommes… ceux qui m’ont aimée et connue, ceux qui ne m’ont pas connue mais qui m’aurait sans doute aimée… ont tous en commun quelque chose, une histoire qui n’est plus totalement la leur mais qui devient mienne : celle de leurs jardins de lumière.
C’est aussi la mémoire des légendes arabes : tout au début, il n’y avait qu’un jardin et le bonheur y régnait. Mais les hommes furent imprudents, impatients et difficiles, découvrirent la colère, le mensonge et la haine, si bien que le sable envahit les jardins, engloutit les massifs et les fontaines. Des jardins ne resta que le désert et du jeu subtil de l’ombre et de la lumière, le duel du jour et de la nuit, de la vie et de la mort.
[1] « Valencienne ramassant des oranges. »
[2] Amin Maalouf, Les jardins de lumière, JC Lattès, 1991.
Fragments I
On sait peu de choses de ses proches et moins encore de sa propre famille. La mienne était clairsemée et les liens assez distendus. A quoi cela pouvait-il bien tenir ? Je n’y vois aucune explication, je ne veux, surtout, en chercher aucune. Ce serait entrer dans des débats, des histoires qui me sont étrangers. Ils n’intéressent qu’une faible partie de mon existence, les quinze premières années, si je néglige la prime enfance.
Je voyais alors autour de moi très peu de monde : mes parents, ma grand-mère paternelle, moins souvent et plus rarement encore mes tante, oncle et cousins. Cet univers réduit me parut « normal ».
Puis je m’aperçus très vite, dès que je fus à l’école, qu’il ne l’était pas forcément. Les autres avaient une « famille », ce qui signifiait les repas qui vont avec, les cérémonies de toutes sortes, souvent à caractère religieux, les noëls et les anniversaires, autant de manifestations, d’évènements qui rassemblaient ce que je n’avais pas : une centaine de personnes dites de la famille. Un monde que je ne connaissais pas, qui me faisait peur, que je n’avais aucune envie d’explorer. Ce qui m’est resté.
Le mien de monde, pour réduit qu’il soit, n’en était pas pour autant plus intime ou chaleureux. Lors des rares réunions familiales, je sentais des tensions, des écueils, des rancœurs, des envies, des reproches, des ressentiments auxquels je ne comprenais rien, amplifiés par la petitesse du cercle « familial ». Ce n’était pas davantage rassurant.
De ma grand-mère, je n’ai connu qu’une vieille dame rabougrie, toute petite, atteinte de claudication suite à une coxalgie qui, approximativement soignée à Berck, cloua l’adolescente trois ans allongée sur une planche face à la mer. Plus tard, telle que je m’en souvenais, c’était une vieille dame peu appréciée somme toute, par ses enfants et beaux-enfants en raison de son caractère difficile, aimant la solitude, les croisières et les voyages en Suisse. On la disait égoïste. Telle je la voyais alors.
Elle ne recevait jamais, ou très rarement, arguant de l’exiguïté de son appartement, un deux pièces parce qu’elle n’avait pas besoin de plus, ce qui était vrai. Les petits-enfants allaient lui rendre visite, uniquement sur invitation notifiée aux mères respectives, ma tante et ma mère. Un jour, quelques années plus tard, alors que je me rendais désormais seule chez elle, elle me raconta que mes cousins étaient venus la voir à l’improviste, sur ordre maternel encore. Ils avaient sonné, insisté, l’avaient appelée à travers la porte, elle ne leur avait pas ouvert. « Non ! Ils me dérangeaient ! »
En grandissant, et parce que je la voyais seule, je la comprenais de mieux en mieux. J’allais la voir et nous restions en tête à tête, sans mes parents. Je découvris alors une autre femme, que je ne connaissais pas, que personne ne pouvait connaître, solitaire en effet, repliée sur une vie toute simple, un travail de secrétariat au conseil de l’Ordre des médecins du département de l’Aube, fonction qu’elle remplissait à merveille, adulée par « ces messieurs » comme elle appelait avec un grand respect ses patrons, partant le matin de son petit appartement pour longer le canal, le bassin de la préfecture, lugubre, une vie de labeur qu’elle n’arrêta qu’à soixante-dix passés, égayée par ses voyages, seule, toujours seule, par cette croisière sur le paquebot France dont elle avait longtemps rêvé, un luxe dont elle recueillait les miettes avec vénération comme le dernier bonheur que la vie pouvait lui accorder. Elle était résignée, et contrairement à ce que beaucoup disait, sans aigreur.
Mais personne ne pouvait témoigner de sa jeunesse, de son mariage, de son départ seule en Algérie pour retrouver son jeune mari, ni de son retour, seule à nouveau et pour toujours, veuve avec deux marmots, ma tante et mon père. Personne encore moins ne pouvait dire ce qu’elle avait été à Bône, comment elle avait vécu, quel était son visage, sa silhouette, sa vie…
Un vide démesuré qu’elle avait comblé par le silence, tout un bloc, énorme, fermant à tout jamais pour les autres, et ses enfants tout particulièrement, les quatre années de l’Algérie. Pour eux, elle était rentrée, les avait élevés, elle « avait fait son devoir ». C’était tout. Le reste, ses souvenirs, elle les gardait pour elle seule.
En la décrivant jeune épouse dans les jardins de Bône en 1923, je sais déjà que ce n’est plus elle, tout au moins n’est-ce d’elle que ce que j’en ai compris et retenu, qu’une image inventée, sublimée par ses propres souvenirs, déformée par moi dans l’excès… d’une identification ? De la recherche obstinée d’un lien, au-delà de ceux du sang auxquels déjà, comme elle, je n’attachais pas grande importance, d’un partage et non d’un héritage, d’une vie qu’elle avait voulu oublier, repousser au loin, de l’autre côté de la Méditerranée, et que, pourtant, elle me racontait à chacune de mes visites…
Elle avait la capacité d’éloigner ce dont elle ne voulait plus, de quitter les lieux, de se débarrasser des objets, de ne plus s’encombrer, de verser dans l’oubli ce qui « la dérangeait », de vouer aux gémonies ce qui, un temps, l’avait fait souffrir.
En guise d’héritage, ma grand-mère ne laissa rien. Contrairement à l’autre grand-mère, celle de mes cousins, plus économe et qui avait accumulé une petite fortune par le trafic et le marché noir pendant la guerre, – trafics divers et variés dont mon père récolta un lot de pâte à dentifrice qu’il n’épuisa qu’au bout de cinq à six ans, en échange des chapelets d’andouillettes troyennes cachées dans la cave… Ma grand-mère ne laissa rien. Sauf un guide de l’Algérie, un vase de là-bas et une bague – que sauva pour moi ma tante, un ciel étoilé. Rien comme héritage et tant à la fois ! Le plus édifiant pour moi : l’amour impossible laminé par les guerres qui écrasent les hommes, la solitude comme consolation.
Mais avant… avant le départ d’Algérie, comment était-elle ? Comment le savoir ? Sa phrase favorite : « ce furent les quatre belles années de ma vie ». L’avant, comme l’après, dans nos entretiens, ne comptait pas.
Si bien que je ne sais rien d’elle en vérité, rien de tangible, rien de vrai, rien de réel. Elle est là, dans ma mémoire, sans plus de consistance que quelques lignes qui n’ont pas d’importance, pas plus que le sillage derrière un paquebot qui s’éloigne, dont on observe la longue trainée dans la mer, pour peu à peu se perdre. Le bateau avance, nos souvenirs se noient.
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Annaba – Bône 1921 Léonce a retrouvé sa femme, Suzanne. Elle a vingt-six ans. Ils se sont mariés en France à la fin de la guerre. Mais elle n’a pu le rejoindre en Algérie que bien plus tard, d’abord dans la banlieue d’Alger, à Kouba. Là, naquit une petite fille, Colette, en décembre 1920. Quelques mois plus tard, Léonce partit prendre un emploi définitif à Bône ; il trouva une maison et fit venir Suzanne et le bébé.
Quand Suzanne arriva à la villa de Bône, Léonce lui montra le jardin et ses plantations, les semis qui s’épanouissaient sous le printemps déjà chaud.
Elle a enfin tout oublié : les longs mois de séparation, le départ de Troyes, la traversée mouvementée, l’installation précaire à Kouba. Elle est venue avec l’enfant rejoindre définitivement son époux : cet homme maigre, aux joues creuses, aux yeux un peu fiévreux, souvent cachés sous la visière d’un casque colonial, couvre-chef qu’elle ne lui connaissait pas en France.
Ce jour-là, lorsque fut prise la photo, il lui montrait le jardin : le jeune bougainvillée a déjà des rejets et incendie la terrasse d’une flamme rouge amarante.
Elle, ne regardait que Léonce, un peu saoule du parfum des fleurs sous le midi et de son odeur à lui.
Leur rencontre à Troyes sur le mail pendant la guerre avait été décisive. Ils s’étaient mariés le 25 mai 1918. Après l’armistice, elle devait le rejoindre en Algérie. Et elle avait préparé ses valises. Ses parents avaient désapprouvé le mariage et davantage encore le départ. Ils avaient toujours considéré que Léonce n’était pas fait pour leur fille. Issu d’une famille rurale sans fortune de Wassy en Haute-Marne, il n’avait aucun métier avant guerre ; il était trop jeune. Et cinq ans plus tard, il en était au même point. Leur verdict était sans appel, ce garçon n’avait aucun avenir et ce n’était pas l’aventure des colonies qui lui en donnerait un de respectable…
Dès la signature de l’armistice, Léonce et Suzanne n’avaient eu qu’une idée en tête : vivre ensemble. Léonce voulait retrouver la vie civile, mais sa situation militaire était complexe.
Les importantes pertes subies par les troupes lui avaient valu, au hasard des regroupements de corps décidés par l’état-major, d’être versé dans un régiment mixte, en partie tirailleur, en partie zouave, alors qu’il n’était ni l’un ni l’autre. Il avait ainsi goûté son premier méchoui au bord d’une tranchée, entouré de camarades algériens qui, par leur courage, lui avaient sauvé plusieurs fois la vie…
L’armée française avait besoin de l’appui décisif des troupes indigènes et dans un grand élan paternaliste entretenait l’impétuosité légendaire des soldats d’Afrique envoyés au front par diverses manifestations « communautaires » : méchoui, soirées traditionnelles avec musique indigène et danses appropriées. Des lieux de culte sommaires avaient même été aménagés, afin que le soutien de la foi, quelle qu’elle soit, accompagne les combattants dans la boucherie des tranchés de l’Est…
Léonce gardait ainsi en mémoire, outre le méchoui, quelques soirées bien étranges où les froides plaines de Champagne raisonnaient de youyous et de derboukas en transe, à quelques centaines de mètres des lignes ennemies. Les rythmes furieux, les chants stridents et les imprécations « quasi tribales », selon l’expression des officiers, non seulement réchauffaient le courage des tirailleurs, mais contribuaient sans doute à terroriser l’adversaire, peu averti des rituels africains. Léonce se laissait étourdir par ces nuits de folie, qui lui procuraient l’oubli et déchiraient violemment son existence. Il avait à peine vingt ans.
Dans sa logique implacable, l’armée avait organisé après la reddition de l’Allemagne la démobilisation des appelés dans la ville de rattachement de leur régiment : celui de Léonce était en Algérie. C’est donc là qu’il devait retrouver la vie civile et faire venir son épouse.
Le départ de Suzanne avait été laborieux, retardé par de multiples formalités, des démarches complexes et des soirées moroses dans une atmosphère familiale hostile. Léonce était au loin, sans grande possibilité de communication et tous les efforts de Suzanne étaient tendus vers leurs retrouvailles.
Ses parents l’avaient accompagnée à la gare de Troyes, l’avaient embrassée et le train était parti pour Paris. De là, elle avait rejoint Marseille. Sur ses papiers, elle montrait fièrement qu’elle était mariée et toutes les autorisations lui furent données, celles de voyager seule, de refuser les avances des jeunes militaires entreprenants, celle, enfin, de monter sur le bateau.
A l’arrivée, Léonce lui avait dit qu’ils habiteraient quelques temps à Alger, puis à Bône et que ses parents avaient tort : il avait désormais une situation, une voiture… et gagnait correctement sa vie dans la vente d’automobiles.
*
En visitant le jardin, le jour où fut prise la photo, Léonce revoyait sa propre arrivée en Alger et la raconta une fois encore à Suzanne. Chargé de son paquetage, vêtu de la parka de laine épaisse qui piquait la peau, il s’était rendu dès la descente du bateau au bureau militaire afin d’obtenir sa dernière feuille de route. En ce mois de janvier 1919, Alger était sous la pluie et l’uniforme s’était rapidement gorgé d’eau, alourdissant le pas et dégageant une odeur peu agréable. La darse de l’Amirauté était assiégée par des hommes fatigués et désemparés, étonnés d’être sortis vivants de la guerre.
La nouvelle de ce dernier « mouvement » vers l’Algérie avait surpris les quelques garçons français rattachés au régiment mixte : pensant regagner leur village natal au plus vite, ils avaient dû partir encore. « Engagez – vous ! Vous verrez du pays ! » alors qu’ils souhaitaient retrouver la vie civile et effacer de leur mémoire les horreurs de la guerre. Leurs camarades algériens jubilaient, le retour au bled valait mieux que tout, même si, à la différence des appelés, nombre d’entre eux allaient continuer à servir l’armée française.
Léonce avait donc fait partie de ceux à qui s’offrait « la chance de participer au grand devenir des colonies ! » Ce fut le discours officiel. Léonce n’avait pas le choix ; sa démobilisation passait par l’Algérie. Une fois là-bas, le retour à Wassy lui avait paru impossible parce qu’il était marié et que Suzanne n’était pas faite pour vivre à la campagne. L’occasion lui était donnée de construire un autre futur et il décida de rester. C’était simple et l’occasion trop belle de prendre le large sans avoir à donner trop d’explications à sa famille.
Sur le quai d’Alger, Léonce n’avait pas bronché et attendu patiemment son tour, émerveillé par la baie. Après les sombres tranchées de Verdun, il était sous une lumière éclatante. La pluie avait cessé, lissait les contours du paysage délavé et embellissait les reliefs dentelés au-dessus de la ville. Il se laissa aller à la tiédeur qui montait du quai et séchait peu à peu ses vêtements. Les camarades poussaient, chahutaient pour certains, grommelaient pour d’autres, mais il ne les entendait pas.
Il eut l’impression qu’un sort lui avait été jeté… Il crut voir un signe du destin et savait qu’il resterait sur cette terre, subjugué par les sons, les odeurs, la blancheur et la beauté de la ville.
Les bois sombres de Wassy s’évanouissaient sous la lumière d’Alger et avec eux, les travaux forestiers dont sa famille vivait de plus en plus difficilement après les dévastations de la guerre.
En Champagne, la vie n’était pas facile ; il avait aidé le père dès l’enfance alors que sa constitution physique ne le prédisposait pas à être bûcheron. Il avait suivi l’école assez régulièrement jusqu’à ce que la guerre le projette dans le cauchemar du monde. Ici, de façon bien illusoire, la paix semblait avoir toujours régné et l’avenir lui paraissait plus ouvert, au hasard d’un armistice chèrement payé.
Avant-guerre, il aimait dessiner et faisait des croquis de sous-bois ou du potager lorsqu’il avait un peu de temps. La baie d’Alger le projetait dans le monde de la couleur et de la lumière. Il voulait dessiner à nouveau et surtout peindre. Suzanne ne lui connaissait pas ce talent mais trouva que cela lui allait bien.
Léonce raconta encore, comment il s’était senti revivre, ressuscité et plein d’espoir sous le soleil de la baie. Les militaires lui remirent ses papiers : il ne pourrait rejoindre définitivement la vie civile qu’après quelques formalités médicales à l’hôpital militaire de Bône. Si bien que le régiment, ou ce qu’il en restait, fut expédié d’Alger vers l’ancienne Hippone. Là ou ailleurs, les propositions d’embauche ne manqueraient pas « pour un homme jeune et dynamique comme lui ! » avait précisé le lieutenant.
Jeune, il l’était. Dynamique, il ne savait pas trop. Peut-être, mais la guerre ne lui avait pas franchement donné l’occasion de tester ses capacités. Depuis l’enfance, on lui avait demandé d’obéir, ce qu’il avait toujours fait. Il avait refusé la témérité et l’héroïsme : son seul exploit avait été de survivre. Il ne demandait aucune reconnaissance particulière et flairait déjà avec dégoût l’esprit « ancien combattant » de certains de ses camarades, préférant disparaître dans l’anonymat des survivants.
Léonce avait donc rejoint Bône et son hôpital militaire aux allures de forteresse ; le bâtiment était flanqué d’un mirador qui ressemblait étrangement à un minaret. L’ancienne mosquée de Sidi Merouane avait en effet été réquisitionnée sitôt la prise de l’ancienne Hippone par les Français. Le croissant de bronze avait disparu et le mât servait de hampe au drapeau bleu, blanc et rouge.
Ses camarades algériens avaient ri :
« Léonce, tu voulais entrer dans une mosquée et dans un hammam ! Tu as les deux pour le même prix ! » criaient-ils sous la douche violente et froide, nus comme des vers, avant d’être pulvérisés d’un nuage nauséabond d’anti-poux.
Peu après sa démobilisation à Bône, le concessionnaire Citroën avait embauché Léonce à l’essai. Il devrait ensuite se perfectionner en Alger (où Suzanne devait arriver de France) et, si tout allait bien, obtenir un poste définitif. A peine sorti de la caserne de Bône, il vécut donc quelques temps à l’hôtel d’Orient, dans une vie de luxe qu’il n’aurait jamais osé imaginer.
Rompre avec la maison familiale, avec la vie de garnison et des tranchées, prendre une chambre, un rêve pour un enfant de bûcheron. Un rêve parfois teinté de mauvaise conscience : se faire servir du matin au soir ne lui plaisait pas particulièrement et devant les assauts des petits cireurs de chaussures qui attendaient à la porte de l’hôtel, il avait pris l’habitude de frotter hâtivement la poussière de ses mocassins contre le bas de son pantalon, afin de les affronter d’un air faussement distrait.
A Bône comme à Kouba, la vie se coulait dans un moule qui le déroutait. Rien à voir avec celle des tranchées ; tirailleurs algériens et jeunes appelés du contingent, tous avaient appris le partage et la fraternité autant que l’égalité devant la mort. Les corvées étaient indifféremment confiées aux uns et aux autres et, lors des assauts, les ordres valaient pour tous. Les obus ennemis ne faisaient pas davantage de différence.
Ici, loin des hostilités, la fraternité des armes avait totalement disparu. Et l’égalité également. Rétrospectivement, les devises de la République et de son armée paraissaient à Léonce relever de l’imposture : sous le drapeau français et face au massacre, les Algériens étaient considérés. Ici, ils étaient des Z’arabes, fantômes anonymes et méprisés que les Européens faisaient trimer quand ils ne les ignoraient pas totalement. Frankaoui avait été pour lui un surnom amical que lui donnaient ses compagnons d’armes. Dans les rues d’Alger ou de Bône, il ne l’entendait plus de la même façon. Le mot était prononcé très vite, comme la marque d’une différence immense, d’un fossé infranchissable.
Ce n’était qu’un détail mais significatif de la ville et de la société. A Bône comme en Alger, les quartiers des Français ressemblaient à ceux de Troyes, avec leurs kiosques, leurs promenades et leurs casernes d’Orléans ou Damrémont. Seule la porte de Youssuf à Bône, en mémoire du glorieux assaillant de la ville en 1832, Français converti à l’islam, témoignait encore un peu de l’ancienne medina.
L’occupation militaire avait précédé l’arrivée des civils, laquelle imposa ses codes et modes de vie, dans l’ignorance de la ville arabe et de sa population.
Léonce avait vite cerné la mentalité coloniale totalement différente de ce qu’il avait connu jusque là. A Wassy, on travaillait dur. Il n’y avait personne vers qui se retourner pour exécuter les tâches difficiles. A Bône, les Européens avaient d’autres méthodes, ils « faisaient suer le burnous », comme on disait. Et se gardaient le bon temps.
Avant l’arrivée de Suzanne, il fréquentait seul les terrasses animées du cours Bertagna et profitait de la fraîcheur des soirées, sans trop oser s’aventurer dans la ville arabe. Personne ne le faisait, mais il regrettait d’avoir à se plier aux usages, obéissant comme toujours ou bien déjà résigné… Il aimait remonter la rue Vieille Saint Augustin vers la mosquée Sidi Merouane (l’hôpital !) où il croisait des femmes voilées qui le dévisageaient à la dérobée d’un regard curieux.
La vie civile, bien rodée entre le travail et les heures de détente, lui avait donné un certain équilibre. D’abord, il avait trouvé un emploi, même s’il n’était encore qu’à l’essai. Mais il se sentait mal à l’aise entre les coutumes des uns et les nostalgies des autres, Italiens, Espagnols, comme lui arrivés depuis peu dans la ville européenne. Avec eux, il n’avait rien en commun. Pour Léonce, les « étrangers » étaient bien ceux – là et non ses frères de combat des quartiers indigènes. Patient, il voulait surtout oublier la guerre, le froid, les obus et les tranchées, les tensions familiales et les querelles d’héritage. Et commencer une nouvelle vie avec Suzanne.
Après l’épisode algérois et la naissance de la petite Colette, un poste de responsable commercial l’attendait à Bône ; il retrouva donc la ville, décida de prendre une vraie maison, de l’aménager et de faire venir sa petite famille le plus tôt possible. Puis, il avait attendu l’arrivée de Suzanne, rêvant de sa petite silhouette, imaginant son regard étonné par tant de changements. Il s’était préparé à jouer le vieil habitué mais le rôle lui allait mal. Si bien qu’il avait préféré celui de jardinier. Il avait rêvé de cet instant et il était là. Suzanne prit la photo. La petite fille dormait à l’étage.
*
Le même jour, il lui avait également montré la maison, ses vastes pièces fraîchement repeintes en blanc. La peinture n’était pas encore sèche, boursouflait par endroit, en raison peut-être de l’humidité. Le salon et la chambre étaient emplis d’odeurs mélangées de peinture et de fleurs, surtout de jasmins. De la buanderie, venait une autre odeur, celle de la peinture à l’huile et des diluants. Une boîte de couleurs en bois verni était ouverte et la palette tachée de pigments. Suzanne n’avait rien dit, tant elle était fascinée par les jasmins blancs et jaunes du jardin.
Léonce avait choisi la villa à cause d’eux : des jasmins grimpants qui jaillissaient des massifs, remontaient la véranda pour atteindre le balcon de la chambre et s’éparpiller sur la terrasse qui dominait la maison.
En France, Suzanne se parfumait peu, seulement une goutte d’essence de jasmin derrière l’oreille et au creux du poignet gauche.
Cette plante était rare dans l’Aube. On ne la trouvait pas dans les jardins. Ici, les jasmins foisonnaient, envahissaient tout si l’on ne les taillait pas deux fois l’an. Suzanne était émerveillée. Même si Léonce n’avait rien dit, – il était peu bavard – elle savait à son sourire pourquoi il avait choisi d’habiter là.
Pour lui, la maison avait moins d’importance que le jardin. En Champagne, le foyer était réservé aux femmes ; les hommes vivaient dehors pour travailler et se retrouver au village. Ils ne rentraient qu’à la nuit tombée et partaient aux aurores. Les femmes s’occupaient de l’intérieur et de la ferme où elles travaillaient sans relâche. C’était un peu la même chose ici, les femmes dirigeaient la maison et vivaient entre elles, pendant que les hommes se retrouvaient « à la rue » dès l’adolescence, se rassemblaient au café devant un verre de thé ou d’anisette. Dans cette répartition des tâches, il y avait peu de différences entre les communautés européenne et indigène de Bône.
Le jardin prenait ainsi toute son importance dans leur nouvelle vie. Léonce y avait longuement réfléchi. Connaissant la timidité de Suzanne, il savait qu’elle hésiterait à se lancer dans les réceptions organisées par les épouses de la colonie. De son côté, il voulait un lieu tranquille, à l’écart des terrasses bruyantes des cafés et des bancs surpeuplés du square Randon.
Le jardin rassemblait toutes ses qualités et Léonce les cultivait à ses moments de liberté.
*
Suzanne s’installa, déballa ses livres, ses robes et ses chapeaux : un paille d’Italie pour préserver sa pâleur de blonde du grand soleil, un Sizol noir pour les soirées, bordé d’une fine voilette mouchetée bleu sombre. Elle les avait fait faire avant de partir chez une modiste de Troyes, une jeune femme brune à la taille de guêpe et au doigté expert en draperies et turbans. Elles avaient parlé pendant les essayages et s’étaient comprises à demi-mot. Germaine allait se marier prochainement, elle était un peu plus jeune que Suzanne. Elles n’avaient pas eu le temps de se connaître davantage mais auraient pu devenir amies, pensa Suzanne en sortant les chapeaux de leurs cartons.
Léonce l’avait avertie : elle devait prévoir quelques tenues de soirée. A la différence de Troyes où ils n’auraient guère eu l’occasion de sortir, à la colonie, les réceptions étaient nombreuses. Les autorités tenaient à resserrer les liens entre les nouveaux colons et donnaient dans les mondanités.
Ces sorties l’inquiétaient beaucoup ; les robes qu’elle avait emportées ne lui paraissaient pas à la « mode d’ici ». Elle était toujours aussi pâle malgré les mois passés à Kouba, alors que les autres femmes avaient le teint chaud et doré des brunes de Méditerranée. Les soirées calmes, voilà ce qu’elle préférait, goûter la nuit, les senteurs du jardin, les effluves de jasmin et de galant de nuit, deviner les couleurs des bougainvillées qui viraient au rouge sang dans le couchant pour prendre des reflets violets sous la lune.
Léonce fut amusé et ferme à la fois : il y aurait tant de soirs que l’on pouvait bien en sacrifier quelques-uns aux obligations sociales ! Son travail l’obligeait à voir du monde et à partir souvent dans les régions alentour pour démarcher de nouveaux clients, les colons, qui achetaient de plus en plus d’automobiles.
De nouveaux départs faisaient frémir Suzanne : le voir s’éloigner à nouveau, comme sur le quai de la gare de l’Est… A l’époque, elle venait de Troyes juste pour passer quelques heures avec lui pendant les permissions. La séparation sur le quai était terrible ; elle signifiait le retour au front, la peur de ne plus jamais le revoir….
Son dos disparaissait entre mille autres ; elle le fixait sans ciller, jusqu’aux larmes. Elle pleurait pendant les deux heures de train entre Paris et Troyes, les gares de Longueville, Nogent et de Romilly noyées dans un brouillard de pleurs. Tout juste avait-elle un sursaut pour descendre à Troyes, retrouver la maison de ses parents au pied du talus du chemin de fer et s’arrêter de sangloter en poussant la grille du jardin. Mais elle ne pouvait oublier sa souffrance à lui, le froid impitoyable, les boues et l’horreur des tranchées, la guerre, la mort à chaque instant.
Pourquoi fallait-il qu’il parte encore ! Et la paix et la nouvelle vie qu’il lui avait promise ! À Bône, ne devaient-ils pas se retrouver définitivement et vivre ensemble, enfin ? Elle redoutait le désert sans le connaître autant qu’elle avait craint les plaines de Champagne. Pour elle, le désert sentait la mort comme la guerre.
Mais entre deux voyages de Léonce, Suzanne était simplement heureuse et ne s’en rendait pas compte. Les matins lui plaisaient beaucoup. Levée à l’aube avec la première prière, bien avant Léonce, elle profitait de la maison et du jardin, se préparait un thé brûlant et descendait sous la tonnelle avec un livre. Il faisait encore frais à cette heure ; elle s’enroulait parfois dans une couverture de laine tissée. Elle faisait ensuite couler le café de Léonce et attendait la montée du soleil et la diminution de l’ombre. Plus tard, il partait et les bonheurs du matin calme s’enfuyaient jusqu’au lendemain. Suzanne faisait une sortie en ville, vers neuf heures, lorsque Yasmina arrivait pour s’occuper de la maison et du bébé.
Les premiers temps, elle pensait que le quotidien allait remplir ses journées, comme à Troyes. Pendant les dernières années de guerre, Suzanne avait travaillé auprès des services d’approvisionnement de l’armée. Chaque matin, elle partait pour l’hôpital provisoire installé dans les bâtiments du lycée de garçons qui accueillait les blessés du front. De retour à la maison, elle aidait au ménage et à la préparation des repas. Pas une minute à elle avant le soir. A Kouba, c’était identique. Logés chez des amis, elle participait aux activités domestiques, puis s’occupait du bébé.
A Bône, elle s’aperçut très vite que ses journées seraient vides ou presque, puisque Yasmina se chargeait de la petite fille et de la maison. Les heures s’étiraient, ponctuées par les départs et les retours de Léonce. Elle aurait pu rester à ne rien faire et nul ne lui en aurait fait grief. Elle avait donc décidé de s’occuper le plus possible : promenades avec la petite le matin, lecture et couture, pour se faire de nouvelles robes, l’après-midi après la sieste.
Mais elle ne touchait pas au jardin qui restait l’œuvre de Léonce. Ses interventions se limitaient à couper les fleurs fanées et ramasser les feuilles mortes. Le jardin devait vivre et toute flétrissure ou négligence la rendait mal à l’aise. Les jardins oubliés l’avaient toujours attristée, comme des images sombres de maisons désertées, de fleuraisons envahies par les ronces et le bois mort. Les fleurs fanées, pantelantes au bout des tiges ou pourrissant sur le sol lui rappelaient l’odeur du terreau humide, du composte que son père entretenait au fond de son jardin, où il avait coutume d’enterrer les bêtes mortes, souris, mulots ou loirs pris au piège, oisillons victimes d’un chat. Les jardins délaissés sentaient la mort. Suzanne la fuyait éperdument, elle voulait la vie. La petite Colette était là et riait déjà dans son berceau, puis un autre enfant devait venir. Il semblait à Suzanne que le pays était fait pour eux. Ici, ils échapperaient à la grisaille de Champagne et aux horreurs des années passées.
Sous le soleil d’Algérie, les palmiers restaient verts, les bougainvillées fleurissaient plusieurs fois l’an et si quelques arbres perdaient leurs feuilles en hiver, cela passait inaperçu : quelques branches étirées vers le ciel au milieu des verdures persistantes, un peu moins d’ombre et plus de lumière. Tout ce que l’on pouvait souhaiter sur terre, un peu comme le paradis originel : il fallait en respecter l’ordonnancement et la beauté simple par crainte de s’en faire chasser…
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