Préface
Préface de René-Paul Traversac
Edward Wadie Saïd est né à Jérusalem en 1935 et mort en septembre 2003 à New-York. Sa vie fut, à plus d’un titre, exceptionnelle et exemplaire. Difficile de classer ce professeur de littérature comparée à l’Université de Columbia (USA) mais également musicologue et politologue. Amina Bekkat (enseignante à l’Université de Blida) montre dans ce court essai, le rôle de la littérature universelle dans la conscience et l’attitude de ce grand honnête homme au sens du Siècle des Lumières. Littérature « qu’ Edwaaaard » (comme l’appelait sa maman[1]) enseignait avec tant de bonheur, curieux de tout, et fier de l’être, comme il était fier de son statut et de ses origines. Mais fier avec tellement de modestie, s’il est possible que ces deux postures puissent co-exister. Fier d’être à la fois exilé, comme beaucoup de ses compatriotes, et pleinement Palestinien. Fier et pourtant amer d’être arabe, juif, protestant, anglophone, francophone, arabophone, palestinien, libanais, égyptien, américain, écrivain, homme politique, musicien, journaliste, quoi d’autre encore ?[2] Fier et amer d’être beaucoup écouté mais peu entendu que ce soit des siens ou de ses adversaires.
Jamais satisfait et jamais découragé, il se dégageait de son attitude, comme de ses propos, une impression de force calme et de certitude raisonnée. Ce qui a permis à son ami le poète Mahmoud Darwich d’affirmer qu’: « Edward, par sa conscience vive et son encyclopédisme culturel, a placé la Palestine au cœur du monde et le monde au cœur de la Palestine. »
Lui, le grand pourfendeur de l’Orientalisme, sujet de l’un de ses tous premiers ouvrages, a été la preuve vivante de la fécondité de la rencontre entre ce qu’il est convenu d’appeler Orient et Occident à la condition qu’il n’y ait dans les rapports entre cultures et individus aucun complexe de supériorité ou d’infériorité dans quelque domaine que ce soit.
Son existence a été un perpétuel effort pour intégrer les différences culturelles que sa vie d’émigré lui a imposées avec, le plus souvent, fort peu de délicatesse. Bien entendu, son expérience de bourgeois aisé ne peut être transposée au plus grand nombre, notamment aux plus défavorisés, mais le principe de sa démarche est universel et permet, seul, la réussite d’une véritable intégration. Celle qui se réalise par acquisition et non par abandon, encore moins par reniement. Cette démarche est toujours douloureuse. Elle nécessite des efforts constants pour se mettre à la place de l’autre, non pour acquiescer, mais pour comprendre, afin de faire le tri entre le bon, le moins bon et l’inacceptable. Les émigrés les plus pauvres, également les plus nombreux, les émigrés « économiques » comme on les nomme, n’ont généralement ni les outils, ni le temps, ni la force de mener cette démarche, alors ils abandonnent, ils abdiquent, pour subsister, pour avoir la paix et ceci quel que soit le pays de départ et celui « d’accueil », comme on dit, pourquoi s’étonner alors que leur descendance, qui n’est plus immigrée elle, se révolte de l’humiliation imposée à leurs parents qui n’ont pu assimiler leur nouvelle culture tout en abandonnant leur ancienne non sans se crisper sur quelques aspects religieux ou culturels très souvent modifiés chez leurs proches restés au pays ?
Comment faire d’une déchirure, de traumatismes multiples et répétés, toujours semblables et jamais identiques, une force supérieure, inébranlable, pleine de douceur et de fermeté ? C’est ce que montre le texte qui va suivre en se fondant sur le rôle prépondérant de la littérature et de l’expérience d’écrivains célèbres, comme Joseph Conrad, mais également Adonis, Swift ou Adorno, dans la vie et l’œuvre d’Edward W. Saïd.
L’attitude existentielle d’Edward Saïd est un hymne à la Culture, aux cultures, sous toutes leurs formes. Son attachement à la littérature, aux littératures n’est pas un attachement professionnel mais viscéral. Il s’exprime peut être encore mieux, ou tout au moins de manière encore plus lumineuse dans son attitude musicale qui l’amènera à créer, avec son ami argentino-israélien, le grand chef d’orchestre Daniel Barenboïm, un orchestre le West-Eastern Divan Orchestra, composé de jeunes musiciens arabes, juifs et européens appelés à jouer Mozart à Weimar en 1999 puis plus récemment (en août 2005, deux ans après la mort d’E. Saïd) Beethoven et Mozart à Ramallah. Ils ont monté cet orchestre tant ils étaient persuadés que la musique est un langage encore plus universel que les langues toujours chargées de cette malédiction de la tour de Babel. Ils ont voulu, comme le répète D. Barenboïm, créer une « arme de construction massive » et cette arme ne pouvait être que musicale, composée de jeunes musiciens étrangers les uns aux autres, voire ennemis, qui ont appris à jouer ensemble les œuvres du répertoire musical universel. Les esprits chagrins ont eu peur d’un échec de ce concert à Ramallah dans le contexte de l’évacuation de la Bande de Gaza par Israël. Ce fut pourtant une réelle réussite. Cependant les appréhensions ne manquaient pas mais, une fois de plus, la compréhension, la tolérance, la volonté d’oublier les différences, les dissensions, la volonté de créer une belle chose, une chose que tout le monde peut apprécier, peut partager, a pris le dessus.
L’on pourrait multiplier les exemples dans les multiples facettes de l’existence d’Edward Saïd. La démarche fondamentale reste la même, écouter, analyser, comprendre et agir, au risque de se tromper mais avec la volonté constante de se remettre en question. Programme universel qu’il ne suffit pas d’énoncer mais qu’il faut, comme le fit Ed. Saïd, perpétuellement mettre et remettre en chantier.
[1] Cf « A contre-voie », l’autobiographie d’E. Saïd.
[2] « Je pense que l’identité est le fruit d’une volonté, disait-il en janvier 1997 au Nouvel Observateur. Qu’est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Moi, je le fais. Être arabe, libanais, palestinien, juif, c’est possible. Quand j’étais jeune, c’était mon monde. On voyageait sans frontières entre l’Egypte, la Palestine, le Liban. Il y avait avec moi à l’école des Italiens, des juifs espagnols ou égyptiens, des Arméniens. C’était naturel. Je suis de toutes mes forces opposé à cette idée de séparation, d’homogénéité nationale. Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux autres ? Voilà un vrai projet.«
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