Critique
Le mot à crocs et à babines
Par Sophie Taam
Ecrire une critique ou un compte rendu du deuxième roman de Christine Detrez, « De deux choses l’une » est un casse-tête chinois… ou une patate chaude.
En effet, tout tourne dans ce roman autour du « mot à fourrure et à griffes, le mot à crocs et à babines, le mot aux yeux jaunes et aux sabots fendus. » En spirale ou en lignes droites parallèles : « Qu’en physique quantique, on pouvait avoir deux réalités apparemment incompatibles, dans des univers parallèles, et que la réalité du monde n’était qu’une histoire de conscience. »
Christine Detrez nous éblouit par sa bravoure et maestria littéraires, elle nous en met plein la vue et les sens, elle nous mène par le bout du nez, elle nous sème à tous vents, elle nous fait virevolter jusqu’à en perdre l’équilibre, elle nous étourdit pour qu’on ne demande pas notre reste, pour qu’on n’aille pas fourrer notre museau trop près du « mot à crocs et à babines. »
Ce mot qui est la clé du suspens, du mystère, de la relation entre les deux petites Jeanne devenues grandes, entre la Jeanne et son fils Martin, entre la Jeanne et la maternité, entre la Jeanne et l’amour. Exposer le mot ici, c’est trahir l’auteur et son intrigue construite et menée brillamment jusqu’au bout. Elle me place dans la position du médecin qui examine l’une des petites Jeanne et se tait, et elle me rend complice de son silence : « Peut-être aurait-il fallu qu’il le dise. Que quelqu’un le dise, puisque moi je ne pouvais pas. »
Sauf que, étant moi-même une sorte de troisième Jeanne, je les connais ces ruses qui ont migré : la virtuosité littéraire, la maîtrise absolue des mots, leur agencement à la perfection, n’est-ce pas une tentative adulte pour venger la « petite sirène qui, de douleur, en perd la parole, condamnée au mutisme. », pour faire régurgiter les oiseaux : « Peut-être ont-ils avalé mes mots, aussi les oiseaux, quand à la rivière je racontais. » ?
De toutes façons, c’est peine perdue de vouloir protéger le « mot à crocs et à babines », parce que même s’il était jeté en pâture, il ne signifierait rien pour la majorité des lecteurs. Que signifie rouge pour un aveugle de naissance ?
Et c’est tout le talent de Christine Detrez dans ce roman que de décomposer, de déstructurer, de décrire, par toutes les facettes possibles ( les sens, si souvent convoqués, avec l’évocation de ce village estival du sud), d’analyser, mine de rien, par l’évolution du lien entre les deux Jeannes, de traquer les moments subtils de basculement irréversible (« C’est cette odeur qui nous a séparées, elle et moi, je crois » ou l’anecdote du premier accès de méchanceté envers le chat) et finalement donner un sens au fameux « mot à fourrure et à griffes, le mot à crocs et à babines, le mot aux yeux jaunes et aux sabots fendus » pour le lecteur. Ouvrir les yeux de l’aveugle et qu’il sache à quoi ressemble le rouge.
Pour arriver à ses fins, Christine Detrez nous prend en traître, il est vrai, tous les coups sont permis, en particulier la tension et le plaisir qui nous forcent à continuer la lecture. Mais après tout, n’est-ce pas le procédé le plus pertinent pour narrer, justement, une histoire de trahison de l’enfance ?
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