Présentation
Corde raide est le premier recueil de la collection Mille et un soleils que nous publions avec en couverture la toile Le funambule de l’écrivaine et peintre Geneviève Roch. Ce recueil de six courtes nouvelles ouvre notre collection en choisissant pour thème la violence qui nous place toutes et tous de plus en plus souvent face à notre responsabilité sur cette corde raide que devient la vie lorsqu’elle est constamment remise en jeu sous nos yeux.
En commençant son récit par cette phrase : « Sept ans de psychanalyse, j’arrête. », Geneviève Roch pose d’entrée les cartes devant nous. Existe-t-il des mots pour dire les premières violences, celles vécues dans les méandres de l’enfance où les mots justement n’existent pas, ni pour les nommer, ni pour les dénoncer ? Peut-on par la suite raconter, tenter de tirer au clair la violence la plus difficile à reconnaître et à oser dire, voire écrire, celle qui a inscrit en nous une mémoire souffrante souvent ineffaçable ? « Nos mères s’enracinent en nous », et fillettes puis femmes, nous les réincarnons si nous ne découvrons pas un jour de grand soleil les moyens d’abattre l’arbre. L’arbre de la douleur qui a grandi à l’intérieur de notre être et que nous enfantons avec fierté.
Mais la violence intime que l’on retrouve ensuite dans la nouvelle « Ces mots qui m’effaçaient », histoire de couple se déchirant au travers de deux lettres, l’une reçue et l’autre envoyée, peut aussi être racontée par le moyen du conte, ce qui est le cas ici avec l’histoire des deux pigeons, conte humoristique et grave à la fois, qui illustre bien par son style le goût qu’a l’auteure pour une certaine écriture surréaliste frôlant l’absurde et marchant toujours sur le fil au-dessus du vide. La phrase qui achève l’histoire des deux pigeons : « Et dans ce même temps, qui s’était presque arrêté, Pigeonne se demandait lequel des deux allait tuer l’autre en crevant le premier. » résume assez jusqu’à quel point le couple peut, à la suite de celui que formaient les parents, devenir le lieu de violences émotionnelles que l’on maintient elles aussi dans du silence.
Les mots qui effacent sont un jour prononcés, et c’est sans doute ainsi qu’il deviendra possible de s’en libérer. Lorsqu’on chemine au fil de ce recueil de nouvelles, l’on suit une trace qui mène de la naissance à la mort, et le temps, grand maître de l’ouvrage est présent presque à la façon d’un personnage orchestrant la mise en scène de tout une existence. « Des mots brefs, simples, banals, décisifs. (…) J’eus, d’un coup, deux mille ans. » Des mots dits, des mots envoyés et reçus qui consomment l’irréalité de l’instant et de tout ce qui va suivre. « Il allait donc falloir trouver le moyen de durer à travers cette souffrance. S’installer en elle. Attendre. »
De la violence à deux on passe à la violence familiale avec son côté souvent burlesque et parfois proche d’une certaine folie. Des mots tus on en est venu aux mots dits, puis aux gestes qui font monter d’un cran la brutalité que les clans et les tribus savent utiliser afin de lier inextricablement leurs membres entre eux. Mais c’est à travers la violence sociale que la tribu élargie, celle qui regroupe les êtres au sein de la cité, s’exprime dans sa tendance à une absurdité morbide et une démesure qui nous font basculer avec la nouvelle « Tribunal informatique » vers une forme de démence terriblement contemporaine. Proche par son écriture de l’absurde d’un texte comme Rhinocéros de Yonesco, cette nouvelles débouche sur la mort sociale arbitraire et irraisonnée que les personnages qui y circulent reçoivent hébétés et à laquelle ils se prêtent comme à un jeu d’enfant.
« On entend frapper trois coups comme au théâtre. Le silence se fait. Et la scène s’anime. » Il s’agit d’un interrogatoire qu’ont à subir des gens enlevés au hasard dans la rue d’une ville, n’importe où, n’importe quand. Et auquel ils devront répondre par l’absolue vérité, faute de quoi… ils basculeront du fil définitivement. Un interrogatoire n’ayant aucun sens, évidemment. « – Madame, vous brossez-vous les dents après chaque repas ? – Ben… oui naturellement. » D’une question embarrassante à l’autre tout le monde finit par mentir, et le verdict lui par tomber sans pitié. « Aucun de vous n’a tenu compte de mes consignes et avertissements. Ils étaient pourtant clairs. » (…) « En conséquence vous êtes tous condamnés. » (…) « Condamnés à quoi ? »
Avec la dernière nouvelle du recueil, Villégiature en pays d’Argonne », le livre s’achève sur la plus grande absurdité et violence possible qui est celle des Etats menant régulièrement des peuples sans réflexion et sans révolte à des tueries nommées guerres. Il s’agit d’une promenade au gré des innombrables tombes des cimetières militaires du pays d’Argonne. Dans ce texte sont nommés un par un ces morts au champ d’honneur, ces êtres jeunes et vivants, sans doute joyeux et plein d’élan vers un avenir à inventer, soudain devenus « Débris. Débris de corps. Débris de noms. » Les nommer un par un afin de remonter l’horloge du temps qui a en un instant décidé de leur destin ? « Dix mille quatre cent douze morts au Champ d’horreur. Pour rien. »
Et sur le fil du funambule demeure un petit personnage dansant au-dessus du vide avec obstination et une impertinente confiance en la vie.
DLB
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