Préface
La maison interdite
La parole sacrée dit que celle qui n’est pas dans la voie de Dieu sera interdite de maison. Que la maison de son père ne sera plus sa maison et que les « Gens de la Maison » ne la prendront plus comme fille, sœur, cousine, nièce… N’observant pas la loi divine, elle sera sans toit. Vagabonde, renégate, exclue. Et qui sera là, au jour dernier de sa vie, pour observer le rite ? Qui dira pour son âme, au jour dernier, devant Dieu, la prière des morts ? Qui saura la mettre en terre suivant la loi musulmane ? Seule et maudite, sans Dieu ni maison, elle sera l’égarée.
Tel est le destin que promet le père au nom du Dieu qui dit la loi, à sa fille insoumise et fugueuse. Pas seulement le père, la Maison tout entière, la Maison d’Islam.
Et que dit la loi implacable ? La loi dictée par le Tout Puissant, clément et miséricordieux. Elle dit, depuis le premier jour de l’Islam, qu’une musulmane ne doit pas épouser un non musulman, sous peine de quitter pour toujours la Maison d’Islam. Un impératif catégorique auquel pas une femme, née en terre d’Islam dans la maison de son père musulman, ne déroge.
Ainsi une petite fille, jusqu’au mariage licite qui fera d’elle une femme puis une mère, entend dire et répéter, dans la chambre des femmes, le patio métaphorique ou réel, au bain, à la promenade, dans la cuisine où s’apprennent les gestes d’une bonne maison, que le meilleur époux, pour elle, comme pour toutes les femmes avant et après elle, sera, sinon un cousin germain, du moins un musulman, le père de ses enfants qui transmettra, et lui seul, la religion des ancêtres depuis le Prophète. Elle pourra refuser un mari imposé qui ne lui convient pas, le mariage ne se fera pas sans son consentement, mais l’époux sera musulman, forcément musulman, quelle que soit sa terre natale, sa langue même, et la couleur de sa peau, il sera musulman, il habitera la maison avec l’épouse, ils seront heureux, dans le chemin de Dieu et la Maison d’Islam, même si vivent dans les maisons voisines des étrangers, nazaréens ou juifs. Ils seront heureux.
La petite fille, jeune fille, vivra sous haute surveillance. Nubile, on veillera à l’honneur de la Maison, les interdits à tout instant réitérés, protecteurs de la virginité offerte au père légitime de ses enfants légitimes, sinon, comment être sûr ? On connaît les ruses des femmes, celles qui n’obéissent pas, celles qui marchent trop longtemps dans la rue et seules, celles qui délaissent la grande ou la petite maison et les enfants à nourrir, à éduquer pour qu’à leur tour ils enseignent à leurs enfants le chemin de Dieu et ses lois. Épouse, elle sera là pour veiller, depuis le premier jour de la vie de ses filles, à la bonne observance de l’ordre musulman. Le licite et l’illicite. Pour le bien de tous et toutes, le contrat social et religieux sera observé à chaque instant et au mieux.
Le moindre écart et la maison s’écroule. Pour la maintenir debout, il faut observer la loi et les rites ou quitter la maison. C’est le prix d’un ordre séculaire que supporte la femme exemplaire, bonne fille, bonne épouse, bonne mère, bonne musulmane. Gardienne vigilante de la Maison d’Islam. Et celles qui n’obéissent pas ?
Behja Traversac les écoute, attentive, patiente, généreuse. Elles parlent.
Elles connaissent les prescriptions, toutes les prescriptions, depuis si longtemps. Certaines rappellent la loi inscrite, en ce troisième millénaire, dans le code de la famille algérien, art. 30 et 31 :
« La musulmane ne peut épouser un non musulman. Le mariage des Algériens et des Algériennes avec des étrangers des deux sexes obéit à des dispositions réglementaires. »
Dans le code de la famille marocain, art. 31 :
« Les empêchements temporaires au mariage sont : le mariage d’une musulmane avec un non musulman. »
Le code de statut personnel tunisien ne contient pas ces interdictions, mais, souligne Alya Chérif Chammari, avocate citée par Behja Traversac :
« La Tunisienne musulmane ou d’origine musulmane ne peut épouser un non musulman qu’après la conversion de celui-ci à la religion musulmane. »
Celles qui rappellent ces interdits sacrés et qui y souscrivent parce que, elles le savent, une femme en dissidence manifeste vivra un enfer (si elle ne va pas aussitôt en enfer) en terre d’Islam, ces femmes qui acceptent, sans en souffrir, la loi prescrite, oublient ce que disent les constitutions des trois pays : « Tous les citoyens sont égaux devant la loi ».
Les femmes soumises à ce point et à d’autres points du code de statut personnel (à peine réformé en Algérie et au Maroc) sont moins égales que les hommes, leurs frères, cousins qui, suivant le modèle du Prophète, sont autorisés à épouser une non musulmane, la religion se transmet par le père à ses enfants. Un enfant de père musulman est musulman dès sa naissance et jusqu’à sa mort.
Celles qui n’obéissent pas, celles qui transgressent et qui parlent haut et clair avec Behja Traversac sont des rebelles, des dissidentes. Offensives. Elles ont aimé l’étude, les livres, elles respectent le Livre, mais elles le questionnent, comme elles questionnent la société, ses conformismes, ses contradictions, ses archaïsmes, mais aussi ses mutations. Le mariage obligatoire donne à une femme son statut de Femme, Épouse, Mère, c’est la loi du groupe, du père, de Dieu lui-même.
Elles sont célibataires.
La femme, sujet libre et incontrôlable, fait peur, son désir de l’étranger fait scandale.
Elle est libre, elle aime l’étranger prohibé, le non musulman.
On dit qu’il faut préférer le frère de sang, de langue, de religion, de terre.
Sa préférence, c’est l’Autre, autre absolument, le non musulman.
On lui dit qu’elle trahit, qu’elle renie sa maison natale, la Maison d’Islam.
Elle dit qu’elle aime toujours Dieu, son père, sa mère, les « gens de la maison », mais que l’amour est plus puissant qu’une loi inique qui opprime, enferme, sépare pour être toujours entre soi.
Elle dit qu’elle n’a pas été volée dans la violence et qu’elle est une citoyenne qui réfléchit, un sujet libre qui ne subit pas un destin prescrit, tracé pour elle, de la maison à la tombe. Elle dit qu’elle s’autorise à aimer l’étranger et elle aime l’étranger dans sa maison à elle, respectueuse des autres, de l’Autre et des siens qu’elle n’a pas perdus, parce qu’elle n’a pas perdu son âme.
Leïla Sebbar
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